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Le vacarme, la justice, et l’arbitraire ?

Voilà une semaine que la décision du tribunal correctionnel qui a condamné Marine Le Pen à une peine d’emprisonnement, une amende et une peine d’inéligibilité provoque un vacarme assourdissant, dans les médias comme dans la sphère politique. Il ne s’agit pourtant ni du premier jugement visant une personnalité politique, ni de la première fois qu’une décision de justice est contestée avec véhémence.

Depuis plusieurs années, les remises en cause des décisions du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État ou des juridictions ordinaires deviennent un réflexe quasi systématique. Et si leur contestation est entendable (notre Etat de droit nous permet après tout d’actionner des procédures d’appel aux multiples visages), les attaques contre le système judiciaire et contre les juges eux-mêmes doivent en revanche nous inquiéter.


La défiance grandissante envers la justice

Ce que l’on voit poindre, ce n'est rien d'autre que des tentatives d’affaiblissement progressif de la légitimité de l’institution judiciaire dans l’espace public. L’émotion, l’intérêt partisan et la stratégie électorale prennent alors le pas sur le respect et la confiance en notre institution judiciaire. Or, lorsque chaque jugement est suspecté d’être orienté politiquement, chaque juge accusé de partialité, c’est l’institution judiciaire toute entière qui est décrédibilisée.

C’est ici que réside le cœur du danger. Car l’État de droit repose tout entier sur une idée simple, celle de la soumission de tous, gouvernants comme gouvernés, aux règles de droit, et à ceux qui en garantissent l’application. En soi, rappelons que ce n’est pas la loi qui protège les citoyens, mais l’existence d’un juge capable de la faire respecter. Je crains qu'à force de contester la fonction du juge, ce qui demeure soit l’arbitraire et non plus la liberté.

Je crains qu'à force de contester la fonction du juge, ce qui demeure soit l’arbitraire et non plus la liberté.

Dans la démocratie contemporaine française, le juge est un tiers indépendant, dont la légitimité repose sur l’impartialité et sur l’existence de garanties procédurales fortes. Remettre en cause ce principe, c’est substituer à l’État de droit une logique de pouvoir où le plus fort, le plus bruyant ou le plus populaire impose sa vérité. C’est tout simplement le début d’un basculement autoritaire sous couvert de souveraineté populaire.


Deux visions de la justice s’affrontent

Mais je veux rappeler que ce que l’on voit s’affronter sous nos yeux, ce sont aussi deux visions philosophiques de la justice qui structurent encore aujourd’hui notre imaginaire politique.

Pour Jean-Jacques Rousseau par exemple, la justice est inséparable de la souveraineté populaire. Dans son ouvrage Du contrat social, il affirme que seule la volonté générale peut être juste, car elle vise le bien commun. La loi n’est donc légitime que si elle est l’expression directe du peuple, sans médiation aucune. De là découle une conception quelque peu radicale de la démocratie, puisque toute institution indépendante est perçue comme un corps intermédiaire parasite. Les juges n’étant pas élus, ils ne sont pas légitimes, par conséquent, la justice devient un acte politique en tant que prolongement de la volonté populaire.

Montesquieu, dans De l’esprit des lois observe que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Pour protéger la liberté, il faut ainsi diviser le pouvoir et surtout l’équilibrer. D’où sa théorie fondatrice de la séparation des pouvoirs dans laquelle chacun de ces pouvoirs est distinct et autonome. Le pouvoir législatif fait la loi, le pouvoir exécutif l’applique et le pouvoir judiciaire la tranche. Cette architecture repose sur une idée simple mais fondamentale : la justice doit être rendue par des tiers, indépendamment des émotions, des passions ou des majorités (à bon entendeur).

La justice doit être rendue par des tiers, indépendamment des émotions, des passions ou des majorités.


Une leçon de l’Histoire

Historiquement, la France a expérimenté les limites de la justice "rousseauiste" dans sa version la plus violente, à savoir la Terreur de 1793, qui, avec ses tribunaux révolutionnaires prétendument au service du peuple, a montré jusqu’où pouvait aller une justice confondue avec le pouvoir politique. Ce traumatisme a fondé, dès la Révolution thermidorienne puis sous la IIIe République, le choix d’un modèle "montesquieusien" de la justice républicaine, professionnelle et impartiale. Le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour de cassation ou le Conseil supérieur de la magistrature sont d'ailleurs les héritiers de cette tradition.

Aujourd’hui encore, ces deux conceptions coexistent en tension dans notre vie démocratique. L’aspiration à une démocratie plus directe, plus réactive, plus expressive portée notamment par les mouvements populistes ravive le rêve rousseauiste d’une justice subordonnée au peuple. Mais c’est oublier que la démocratie ne consiste pas à tout soumettre à la majorité du moment, mais à garantir des droits à chacun, y compris surtout contre la majorité.

C’est oublier que la démocratie ne consiste pas à tout soumettre à la majorité du moment, mais à garantir des droits à chacun, y compris surtout contre la majorité.


Défendre la justice, c’est défendre la République

La remise en cause systématique de la justice revient à fragiliser l’une des rares institutions républicaines encore debout, dans un monde politique saturé d’émotions et de communication. La justice est la condition même de notre liberté collective et un rempart pour la garantie de nos droits fondamentaux.

Au sein du mouvement Les Voies, nous continuerons à clamer l’urgence de retrouver le sens de la nuance, de la complexité et de la hauteur. L’urgence d’enseigner le droit, de vulgariser les procédures, de rappeler ce qu’est un procès équitable, une décision motivée, une peine proportionnée. L’urgence, enfin, de défendre ceux qui, dans l’ombre, rendent la démocratie possible, jour après jour.

« La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » disait Montesquieu. Encore faut-il que ces lois soient respectées. Et pour cela, il faut des juges debout, des institutions solides, et une opinion publique capable de distinguer le droit du ressentiment.