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Comment réparer les urgences pour sauver les Français ?

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Tant que nous n’y sommes pas confrontés, nous avons tendance à penser que notre système de santé, y compris ses urgences hospitalières, tient encore debout. Il en va ainsi des services publics essentiels, dont l’effondrement se produit souvent de manière silencieuse. Et pourtant, les urgences sont bel et bien en crise. Cela se matérialise à la fois par un engorgement chronique des services, des temps d’attente records pour les patients, mais aussi des personnels épuisés, qui sont les symptômes d’un système à bout de souffle.

Faut-il qu’un patient meure sur un brancard(1) faute de lit disponible pour que l’opinion se mobilise quelques jours, avant que le sujet ne retombe dans l’oubli ? Devons-nous attendre la prochaine vague de fermetures de services, la prochaine série noire de drames évitables, pour admettre que la médecine d’urgence ne tient plus qu’à la vocation d’équipes exsangues et au bricolage permanent des hôpitaux de proximité ?

Face à ce qui ressemble fortement à une spirale du renoncement, le mouvement Les Voies oppose un impératif, celui de réparer les urgences.

Restaurer un pilier de notre contrat social suppose toutefois une refondation structurelle de l’organisation des soins. Nous livrons dans cette note une analyse des causes du dysfonctionnement des urgences, avant d’examiner les enseignements de modèles étrangers (norvégien, luxembourgeois) et de vous présenter une série de propositions concrètes pour réparer durablement les urgences et leur permettre de sauver les Françaises et les Français.


Nos urgences sont saturées

Les services d’urgences accueillent chaque année entre 21 et 22 millions de patients(2), soit un chiffre en hausse d’environ 11% sur la dernière décennie(3). Or, cette croissance soutenue de la fréquentation n’a été accompagnée ni d’une restructuration physique des services, ni d’un renforcement proportionnel des effectifs soignants et administratifs (qui se fait toujours attendre). Selon les données de la DREES publiées en mars 2023 et mises à jour en mars 2025(4), il apparaît qu’un patient sur deux reste plus de trois heures aux urgences, soit 45 minutes de plus qu’en 2013. La durée de passage augmente d’ailleurs en fonction des services, 50% des patients passent moins de deux heures dans les points d’accueil qui reçoivent 40 patients ou moins en 24 heures, contre 3h50 dans ceux comptabilisant plus de 120 passages par jour. On comprend ainsi que cet allongement du temps de passage, qui touche toutes les catégories de pathologies, crée un engorgement généralisé.

Cela implique que les temps d’attente s’allongent au-delà du supportable pour les cas non vitaux. Des patients âgés ou vulnérables passent des heures(5) et parfois la nuit entière sur des brancards en attente d’un lit ou d’une consultation(6). Des témoignages de terrain que nous avons recueillis décrivent cette dérive : « couloirs bondés de brancards, salles d’attente pleines à craquer. Nous soignons dans l’instantané, au détriment de la dignité », confie anonymement un médecin urgentiste en Île-de-France.

Rappelons d’ailleurs que récemment, plusieurs décès aux urgences ont défrayé la chronique : un jeune de 25 ans mort d’une septicémie après 10 heures d’attente à Hyères, une patiente de 61 ans décédée après 11 heures sur un brancard à Bourgoin-Jallieu, un quinquagénaire victime d’infarctus mortel après une attente prolongée à Saint-Tropez(7). Si ces drames sont minoritaires rapportés au flux total de patients soignés, ils interrogent vivement la sécurité des patients, comme des soignants dans des services saturés.


Des dysfonctionnements internes et des équipes au bord de la rupture

Il est essentiel de rappeler que cette crise des urgences est d’abord celle des moyens humains et organisationnels manquants. Depuis des années, les professionnels alertent quant au sous-effectif chronique qui les touche. De nombreux services fonctionnent avec 20 à 30% de postes médicaux et paramédicaux vacants, comblés tant bien que mal par des praticiens intérimaires aux coûts exorbitants. Les conséquences en sont forcément désastreuses. Les fermetures partielles d’urgences se sont multipliées, notamment la nuit, faute de médecins et de personnels paramédicaux disponibles. Des dizaines de structures ont dû basculer en « mode dégradé », demandant aux patients d’appeler le 15 en amont ou de se rabattre sur un autre hôpital plus éloigné.

Recours massif à l’intérim médical : le symptôme alarmant d’un système en déséquilibre
Attirés par la souplesse des plannings et la promesse de rémunérations très élevées, parfois jusqu’à 2500 euros nets pour une garde de 24 heures dans des zones sous-dotées, de nombreux médecins choisissent d’exercer en intérim dès la sortie de leurs études. Cette tendance touche également les infirmiers diplômés d’État (IDE), qui voient dans l’intérim une opportunité d’échapper à la lourdeur des horaires hospitaliers, que ce soit la nuit comme le week-end, tout en valorisant davantage leur temps de travail. Cette modalité d’exercice répond à un besoin ponctuel de renfort certain, mais sa généralisation engendre forcément des conséquences sur l’organisation des services hospitaliers.
La qualité des soins s’en trouve directement affectée puisque les médecins intérimaires sont peu ou pas familiers avec les protocoles internes, les logiciels de prescription ou l’organisation des services et peinent par conséquent à assurer une prise en charge fluide des patients. Les délais pour voir ces derniers s'allongent, les erreurs de prescriptions sont plus fréquentes et les urgences voient s’accumuler les cas non traités, avec les risques de dégradation de l’état des patients que nous connaissons. Cette situation augmente par ailleurs la charge mentale et la pénibilité pour les médecins titulaires, qui doivent corriger les manquements ou rattraper le retard accumulé.
Consciente des dérives de cette économie de la précarité bien rémunérée, la puissance publique a tenté de réagir en plafonnant la rémunération des médecins intérimaires à un peu plus de 1390 euros bruts pour 24 heures de garde(8). Si cette mesure vise à rétablir l'équité salariale et inciter au retour vers des postes pérennes, elle a aussi, dans l’immédiat, aggravé la pénurie de soignants. De nombreux établissements se sont retrouvés du jour au lendemain sans médecins disponibles pour assurer les nuits ou les week-ends, notamment dans les déserts médicaux.


Le quotidien des médecins urgentistes et des personnels paramédicaux exerçant aux urgences est bien connu. Épuisement professionnel, surcharge chronique de travail, pénibilité des horaires de nuit et de week-end, risques psychosociaux et violences verbales ou physiques de certains usagers... sont autant de raisons pour lesquelles le turn-over est élevé. De plus en plus de jeunes médecins, d’infirmiers et d’aides soignants choisissent finalement de prendre, par exemple, des postes en réanimation (2,5 patients par infirmier) ou des temps de travail plus faibles (-50%) pour pour alléger la surcharge de travail liée à l'organisation des urgences.

Le ratio patients personnel est trop élevé et rend presque impossible un suivi satisfaisant de chaque patient. Selon les chiffres du Quotidien du Médecin(9), on dénombre environ 4400 médecins urgentistes en activité en France. Rapportés aux un peu plus de 21,4 millions de passages annuels aux urgences, cela représente en moyenne 4700 patients par médecin urgentiste. À titre comparatif, en 2014 on comptait près de 7000 urgentistes pour environ 19,7 millions de passages, soit 2800 patients par an par médecin. Le ratio a presque doublé en une décennie.

En somme, le service d’urgences supposé être le filet de sécurité ultime de notre système de santé craque de l’intérieur. Ses professionnels, pourtant passionnés et engagés, se sentent abandonnés, pris en étau entre l’afflux de patients et l’insuffisance de moyens. Toute refonte devra commencer par redonner aux équipes d’urgence les ressources et la reconnaissance qu’elles méritent, à défaut, aucune réforme structurelle ne pourra aboutir.

Et justement, face à ce constat, les pouvoirs publics ont engagé une réponse normative inédite via la loi n° 2025-74 du 29 janvier 2025(10), qui a pour objectif de garantir un nombre minimal de soignants par patient hospitalisé à la fois pour améliorer la qualité des prises en charge et les conditions de travail du personnel soignant. Ce texte introduit ainsi, pour chaque spécialité et type d’activité de soins (hospitalisation conventionnelle, ambulatoire, urgences, etc.), un ratio minimal d’infirmiers et d’aides-soignants par patient défini, exprimé en nombre de soignants par lit ouvert en services d’hospitalisation ou par nombre de passages, pour les activités ambulatoires comme les urgences.

La Haute Autorité de Santé (HAS) fixe ces seuils par décret, pour une durée de cinq ans renouvelable, en les ajustant aux spécificités des spécialités et à la taille des établissements. Mais en pratique, la loi prévoit une mise en œuvre progressive. La HAS dispose de deux ans, soit jusqu’en 2027, pour élaborer les grilles de ratios par spécialité, et cibler les hôpitaux qui devront s’y conformer au 1er janvier 2027.

Chaque établissement devra en parallèle s’organiser, sous le contrôle de sa commission médicale et de sa commission des soins infirmiers, qui valident in fine que le ratio est respecté dans le service ciblé. En cas d’impossibilité de respecter le ratio pendant plus de trois jours consécutifs, le chef d’établissement informera l’Agence Régionale de Santé, pour qu'elle engage des mesures de soutien nécessaires. Nous ne manquerons pas d’analyser l’impact de la mesure sur la tension constante que connaissent les urgences.


Causes structurelles : un blocage du flux hospitalier et des carences de premier recours

Comment expliquer que les urgences soient devenues le carrefour de tous les maux ? Au-delà des difficultés propres au service, la crise puise ses racines dans l’organisation d’ensemble de l’offre de soins, en amont comme en aval de l’hôpital.

En aval, le problème numéro un est la pénurie de lits d’hospitalisation disponibles pour accueillir les patients après leur passage aux urgences. Les données officielles montrent que les hôpitaux français ont perdu plus de 43 000 lits d’hospitalisation complète depuis 2013(11). Selon la DREES, cela équivaut à une baisse d’environ 11% des capacités en une décennie. Et ce recul s’inscrit dans une tendance continue observée depuis le début des années 2000.

La DREES souligne qu’en 2023, 15% des passages aux urgences se sont soldés par une hospitalisation, contre 20% en 2013(12), en partie faute de places disponibles. Pour 1 patient sur 10 nécessitant une hospitalisation, l’obtention effective d’un lit a pris plus de 6 heures(13). Les urgences se transforment petit à petit en salle d’hébergement improvisée avec des malades « stockés » sur place sur un lit brancard, dans un couloir ou une alcôve.

Ce blocage du flux hospitalier est aggravé par un manque de coordination interne. Dans de nombreux établissements, l’absence de gestionnaires de lits empêche une anticipation efficace des besoins et une répartition fluide des patients. De même, le cloisonnement entre services, le manque de communication en temps réel et l’absence de pilotage partagé rendent la circulation des patients extrêmement laborieuse au sein de l’hôpital. Selon un médecin urgentiste qui témoigne de façon anonyme : « il ne faut pas oublier que dans les établissements publics, un médecin est rarement exclusivement médecin. Il devient, tour à tour, secrétaire médical, brancardier, standardiste, voire réparateur d’imprimante. Et la nuit, c’est un point de contact unique pour toutes les urgences de l’hôpital, médicales ou non, qu’elles relèvent de la pharmacie, de la logistique ou même de la sécurité. Le téléphone portable du médecin de garde devient alors le numéro de secours officieux de l’ensemble de la structure. »

Ces tâches annexes génèrent une fragmentation du temps médical. Plusieurs études démontrent qu’un professionnel hospitalier est interrompu en moyenne toutes les 6 à 12 minutes(14). Cela provoque non seulement une perte d’efficacité, mais aussi une augmentation du risque d’erreurs médicales car le temps consacré à la médecine, au diagnostic, à la relation soignant-soigné, à la réflexion clinique est grignoté par l’obligation constante de compenser les défaillances structurelles du système.

En amont, la crise des urgences révèle en creux les défaillances du système de soins de premier recours et de la prise en charge des urgences avant l’hôpital. Dans un monde idéal, nombre de problèmes de santé aigus mais non graves devraient trouver réponse en médecine de ville (médecine générale, permanence des soins ambulatoire, maisons médicales de garde, etc.) sans encombrer l’hôpital. Or, en pratique, des pans entiers de la population se retrouvent à pousser la porte des urgences pour un problème non urgent, faute de solution rapide ailleurs ou faute de compréhension et d’éducation sur ce que constitue aujourd’hui une urgence.

Une enquête de la DREES(15) met en lumière que plus d’un patient sur cinq se rend aux urgences après avoir constaté l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous médical en ville dans un délai acceptable (ce qui reste très subjectif). Ce chiffre découle de la désertification médicale de certains territoires mais aussi de l’engorgement des cabinets des médecins généralistes.

Et pourtant, de nombreux dispositifs existent. Les maisons médicales de garde dans certaines villes ou l’association SOS Médecins qui assure des visites à domicile, et dont le recours est souvent abusif et onéreux(16), mais ils restent trop parcellaires et surtout mal connus. De même, le gouvernement a lancé en 2022 des expérimentations de Service d’Accès aux Soins (SAS), un numéro unique régulant les demandes de soins non programmés en lien avec le Samu, mais si l’initiative est prometteuse, sa généralisation se fait attendre. Et pendant ce temps, les urgences continuent d’absorber une foule de cas bénins ou intermédiaires qui saturent la salle d’attente.

Nous revenons ici sur la typologie des profils présents aux urgences :

  • Des urgences vitales, graves ou nécessitant une hospitalisation en urgence (infarctus, AVC, polytraumatisés, déshydratation globale chez un patient âgé, découverte de tuberculose, pneumonie nécessitant de l'oxygène…) ;
  • Des urgences relatives (car urgent, mais non grave, pouvant être traitées en ambulatoire ou ne débouchant pas sur une hospitalisation), par exemple une fracture sans complication, une pneumonie non grave, une plaie nécessitant des points de suture… ;
  • Des cas non urgents, relevant de la médecine générale (une cystite, un renouvellement d’ordonnance oublié etc.) ;
  • Des consultations abusives, où l’hôpital est utilisé pour des commodités (certificat médical, check-up sans raison urgente) ou par inquiétude disproportionnée.

En théorie, chaque type de patient devrait trouver une réponse adaptée dans le système de soins, les urgences hospitalières pour les premiers cas, des structures d’urgences de proximité (accueils non programmés, maisons médicales sans RDV) ou cabinets médicaux pour les seconds, le médecin traitant ou la téléconsultation pour les troisièmes, et de la pédagogie et de l’éducation pour les derniers cas, afin de les dissuader d’un mésusage. Mais en pratique et faute d’organisation en amont, l’ensemble de ces profils converge à l’hôpital.

Il est important de souligner que socialement, ce dysfonctionnement pénalise surtout les plus fragiles, à savoir les personnes âgées isolées et les populations précaires peu informées des filières de soins. Ceux qui ont des moyens ou du soutien savent plus aisément vers qui se tourner, qu’il s’agisse d’une structure privée, de conseils en ligne etc., ce qui creuse inéluctablement les inégalités face à la santé.

La crise des urgences est le miroir grossissant des faiblesses systémiques : un hôpital en tension et mal coordonné avec la ville, une médecine de ville en retrait sur les soins non programmés, et une inadéquation entre l’offre et les besoins urgents de la population. Tout l’enjeu est de reconstruire un continuum de soins d’urgence et de proximité, pour que l’hôpital ne soit plus la réponse par défaut.


Les enseignements à tirer des modèles norvégien et luxembourgeois

Plusieurs pays européens ont mis en place des modèles plus efficients, plus soutenables et dont la France pourrait s’inspirer, notamment en ce qui concerne la prise en charge des urgences orientée vers le tri en amont et la robustesse du premier recours.

Le modèle norvégien se caractérise par une véritable culture du filtre préalable. En Norvège, il n’est pas concevable de se rendre aux urgences hospitalières sans avoir consulté un médecin de premier recours ou contacté les services de régulation (sauf situation de péril immédiat bien sûr). Concrètement, les communes norvégiennes organisent une permanence des soins primaires accessibles 24h/24 très efficace. Les généralistes ont l’obligation contractuelle d’assurer des gardes tournantes pour les soins urgents mais sont rémunérés pour cela(17).

Le système de santé norvégien est semi-décentralisé, la responsabilité des soins spécialisés incombe à l'État (propriétaire de quatre autorités régionales de la santé, qui sont à leur tour propriétaires des établissements hospitaliers) et les municipalités sont responsables des soins primaires. Elles jouissent par conséquent d'une grande liberté dans l'organisation des services de santé(18).

Dans chaque région, des centres de garde fonctionnent la nuit et le week-end avec des infirmiers régulateurs qui trient les appels et où plusieurs médecins se relaient pour voir les patients sans rendez-vous(19). Un numéro national de conseil médical permet également aux patients d’être guidés vers la bonne ressource. Les hôpitaux norvégiens enregistrent très peu de flux de « fausses urgences » puisque la plupart des problèmes sont traités soit par le généraliste de garde, soit par un conseil téléphonique. Par ailleurs, l’accès direct à l’hôpital est restreint, en dehors des cas d’accidents graves ou de détresse vitale, il faut passer par le généraliste (ou le médecin de garde) qui oriente ensuite le patient vers l’hôpital si nécessaire. Ce système dit de « gatekeeping » responsabilise les patients tout en les rassurant en cas de doute, le citoyen sait qu’il peut joindre un médecin en quelques minutes, voire recevoir une visite à domicile, ce qui diminue l’anxiété et l’automatisme du recours aux urgences.

Le modèle norvégien dispose d’un autre atout, chaque commune met à disposition des structures de soins intermédiaires pour les patients nécessitant une surveillance de courte durée sans hospitalisation prolongée (unités de moins de 72h).

Enfin, la numérisation et l’unification des systèmes d’information y sont très avancées. L’ensemble des professionnels de santé partagent un dossier médical électronique commun, de la médecine générale à l’hôpital, ce qui garantit la continuité des soins d’un maillon à l’autre. Quand un Norvégien se rend en centre de garde ou aux urgences, son généraliste en a connaissance et a accès au compte-rendu de la consultation.

Chaque patient norvégien accepte culturellement de contacter son médecin ou un centre d’appel avant de se déplacer aux urgences, ce qui suppose une confiance dans le système de soins et une responsabilisation acquise de chacun grâce à une éducation sanitaire.

Le modèle luxembourgeois (qui fonctionne à une autre échelle, pour 672 050 habitants au total) offre également des pistes intéressantes. Le Luxembourg a légiféré pour que tout patient soit trié dès son arrivée aux urgences par un infirmier d’orientation, garantissant que les cas les moins graves puissent éventuellement être redirigés sans saturer le service d’urgence lui-même (ce qui peut être le cas en France, mais n’est pas généralisé). Surtout, le pays a développé depuis 2008 un réseau de « maisons médicales » de garde qui prennent en charge les urgences de ville en dehors des horaires des cabinets.

Chaque soir à partir de 20h00 et les week-ends, des centres sans rendez-vous avec des généralistes sont ouverts pour accueillir les patients sans caractère de gravité extrême(20) et durant la nuit, une garde téléphonique avec possibilité de déplacement à domicile prend le relais. Ce système parallèle fonctionne en complémentarité avec l’hôpital. Par exemple, au Centre Hospitalier de Luxembourg (CHL), le service des urgences pédiatriques dispose sur place d’une maison médicale pour les enfants, où l’infirmière de tri oriente les petits patients soit vers l’urgentiste, soit vers le médecin de garde selon la gravité(21). Ainsi, un enfant fiévreux mais sans signe de gravité pourra être vu rapidement par un généraliste de garde plutôt que d’encombrer l’urgence pédiatrique.

Pour les adultes, le Luxembourg a également mis en place une régulation des urgences entre hôpitaux : en soirée et la nuit, tous les hôpitaux n’ouvrent pas forcément leur service d’urgence en même temps, ils organisent des gardes alternées régionales. Cela permet d’optimiser les ressources humaines à l’échelle du territoire. Le patient luxembourgeois est informé de ces organisations et sait, en cas de besoin, où aller ou qui appeler (le 112 en cas d’urgence vitale, le médecin de garde sinon). Ce modèle repose sur une proximité géographique, le pays étant petit, mais aussi sur un investissement important dans le système de santé(22). Avec l’un des budgets par habitant les plus élevés d’Europe(23), le Luxembourg a ainsi pu maintenir un effectif élevé de médecins et soignants par rapport à sa population.

En synthèse, Norvège et Luxembourg montrent qu’une autre organisation des urgences est possible : tri en amont efficace, soins primaires robustes et disponibles 24h/24, collaboration étroite entre régulation médicale et hôpital. Ces modèles internationaux soulignent l’importance d’une approche globale et proactive, où le patient est pris en charge au bon endroit, au bon moment et par le bon professionnel. Ils confirment aussi qu’aucune mesure isolée ne suffit, c’est toujours l’articulation cohérente de l’ensemble (régulation, offre de ville, hôpital, information des patients) qui porte ses fruits.


Nos propositions pour désengorger les urgences et garantir un accès équitable aux soins

Allons droit au but. Nous proposons en guise de première étape de généraliser la permanence de soins (PDS) du 15 et d’augmenter leur effectifs pour permettre aux Français de joindre un agent de régulation médicale secouriste de façon rapide et efficace - versus les 3 à 4 minutes, voire plus, d’attente aujourd’hui(24). Celui-ci transfère ensuite l’appel à médecin du SAMU s’il s’agit d’une urgence vitale, ou au médecin de la PDS dans les autres cas qui oriente enfin le patient soit vers une consultation de ville, soit vers une téléconsultation si son cas n’est pas considéré comme grave, soit vers l’envoi d’un SMUR/ambulance en cas d’urgence vitale. Ce tri téléphonique, inspiré du modèle nordique, filtre une partie des demandes avant l’arrivée aux urgences.

Il est par ailleurs indispensable de nous assurer de la permanence des soins ambulatoires partout en France pour qu’à l’échelle de chaque département ou territoire de santé, des maisons médicales de garde ou centres de santé soient ouverts le soir et le week-end et accueillent les patients sans rendez-vous. Cela implique toutefois de mieux rémunérer les heures supplémentaires des médecins généralistes, de mettre à disposition des locaux et des paramédicaux (dont la rémunération devra également être revalorisée). Aucun bassin de vie ne doit rester sans solution de médecine urgente de proximité en dehors des horaires de bureau, y compris en zones rurales.

Le développement de services d’urgences « de proximité » extrahospitaliers, par exemple des centres de soins urgents gérés par des médecins et infirmiers libéraux, en lien direct avec l’hôpital le plus proche sont par ailleurs intéressants. Cela revient concrètement à soutenir des initiatives comme SOS Médecins et les prestataires de services spécialisés dans l'hospitalisation à domicile pour qu’ils traitent les cas ne nécessitant pas une hospitalisation (perfusion, réhydratation sur place, gestion d'antibiotiques intraveineux à domicile, gestion de l'oxygène à domicile…) comme c’est déjà le cas dans certains territoires.

Il faut renforcer le lien entre la ville et l’hôpital en incitant fortement à la communication directe entre les urgences et le médecin de ville. Par exemple, permettre au médecin traitant d’orienter directement un patient vers un service hospitalier (imagerie, spécialité) sans passage par les urgences quand cela est pertinent, via une ligne dédiée et le faire de façon harmonisée, à l’échelle nationale et non à l’échelle d’un territoire. À l’inverse, il faut faciliter la reprise en ville après un passage aux urgences (transmission systématique du compte-rendu au médecin traitant). L’hôpital ne doit plus être une forteresse.

Nous alertons. Il est temps de mettre fin aux fermetures de lits pour des questions de budget et de rouvrir des capacités là où les besoins sont criants. Un audit national pourrait identifier, service par service, les endroits où quelques lits supplémentaires permettraient d’éliminer les goulots d’étranglement. Il faut investir dans des unités d’hospitalisation de courte durée (UHCD) et des lits de médecine polyvalente pour absorber les patients en attente. L’objectif demeure qu’aucun patient des urgences ne reste plus de 6 heures en attente d’un lit d’hospitalisation lorsque son état le nécessite.

Nous proposons de systématiquement créer des postes de gestionnaires de lits dans chaque hôpital, dotés de l’autorité nécessaire pour optimiser en temps réel l’occupation des lits et organiser les transferts de patients si besoin (vers d’autres établissements ou vers le secteur privé conventionné en cas de saturation). Ces gestionnaires doivent veiller à ce que le taux d’occupation des services ne dépasse pas un seuil critique au-delà duquel les urgences se bloquent.

La seconde étape consiste à revaloriser le capital humain et les conditions de travail aux urgences. Ouvrir des postes supplémentaires de médecins urgentistes statutaires, des postes d'internes en urgence et rendre la spécialité plus attractive, mais aussi des postes supplémentaires d’infirmiers et d’aides soignants est une première piste. Parallèlement, on pourrait améliorer l’attractivité de ces postes via des mesures financières comme le rehaussement des primes pour les gardes de nuit, la majoration de salaire en début de carrière, et qualitatives telles que l’aménagement du temps de travail, permettant un meilleur équilibre vie privée/professionnelle, dans le but de réduire drastiquement le recours à l’intérim. Et in fine, pour améliorer les conditions de travail et permettre aux personnels médicaux et paramédicaux d'être plus épanouis, la mise en place d'un suivi et d'un accompagnement psychologique face aux situations médicalement, socialement et organisationnellement complexes est indispensable.


La troisième étape, celle de l’éducation et de la responsabilisation citoyenne, est clé. Nous proposons de programmer régulièrement des campagnes d’information sur le « bon usage des urgences ». Il ne s’agit pas de culpabiliser mais d’éduquer les citoyens en expliquant clairement dans quels cas il faut appeler le 15 ou aller aux urgences, et dans quels cas on peut d’abord consulter un pharmacien, un médecin généraliste ou informer de l’existence d’alternatives (maisons de garde, SAS, etc.). Une population mieux informée est la garantie d’une meilleure orientation.

Il faudrait agir dès le plus jeune âge et inclure une initiation aux premiers secours et à l’orientation dans le système de soins dans les programmes. Les jeunes formés sauront plus tard évaluer l’urgence d’une situation et agir en conséquence.

Parce que ces mesures sont indispensables et éparses, il faudrait enfin créer au niveau national une mission de refondation des urgences incluant représentants des soignants, des usagers et des pouvoirs publics, chargée de suivre la mise en œuvre de ces réformes.



Nous considérons que la crise actuelle des urgences hospitalières résulte de choix d’organisation et de priorités qui doivent être réorientés. Les propositions ci-dessus visent à désengorger les urgences en traitant le problème à la racine, c’est-à-dire en recréant un véritable service public de santé de premier recours, accessible et efficient, et en redonnant aux hôpitaux les moyens d’absorber dignement les urgences qui, malgré tout, surviendront.

Il s’agit à la fois d’une approche résolument citoyenne qui rapproche le soin du patient, en le rendant acteur de son parcours, et d’une approche sociale, qui garantit l’égalité d’accès et en renforçant la solidarité ville-hôpital et équitable, dans le sens où elle ne laisse personne au bord du chemin, quelle que soit sa condition ou son lieu de vie.

Refonder notre politique des urgences autour de ces valeurs, c’est renouer avec l’idéal d’une santé publique humaniste et efficace, où l’hôpital redevient le recours ultime pour les détresses véritables et non le palliatif des défaillances systémiques. C’est la dignité des patients, le moral des soignants et la solidité de notre pacte social qui sont en jeu.


(1) https://www.france-assos-sante.org/communique_presse/deces-sur-les-brancards-lurgence-dagir

(2) Selon les chiffres de la DREES de décembre 2024 : entre 1996 et 2019, les passages aux urgences ont plus que doublé. Ils ont augmenté de 3,3 % par an en moyenne, atteignant 22,0 millions en 2019. Cette croissance s’est toutefois infléchie en fin de période (+1,6 % par an entre 2016 et 2019) et s’est brutalement interrompue en 2020 au moment de la crise sanitaire, avec une chute des passages aux urgences cette année-là à 18,1 millions (Boisguérin, 2024). Après un rebond marqué en 2021, puis plus contenu en 2022, les passages aux urgences reculent à nouveau en 2023 pour s’établir à un niveau proche de celui de 2017 (20,9 millions).

(3) https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2024-12/ER1320_0.pdf-


(4) https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications-communique-de-presse/etudes-et-resultats/250319_ER_urgences-la-moitie-des-patients-y-restent-plus-de-trois-heures-en-2023

(5) In fine, 15% des patients passent plus de huit heures aux urgences actuellement contre 9% en 2013 (dont 36% de personnes de 75 ans ou plus, contre 24% en 2013)


(6) https://www.aphp.fr/actualite/nuit-passee-aux-urgences-une-etude-sur-les-risques-pour-les-patients-ages#:~:text=En%20conclusion%2C%20cette%20large%20%C3%A9tude,particulier%20celle%20des%20plus%20fragiles.


(7) https://www.france-assos-sante.org/communique_presse/deces-sur-les-brancards-lurgence-dagir


(8) https://www.lequotidiendumedecin.fr/hopital/carrieres/le-gouvernement-veut-plafonner-les-tarifs-de-linterim-paramedical-des-juillet-2025


(9) https://www.lequotidiendumedecin.fr/courriers-des-lecteurs/les-effets-catastrophiques-de-la-specialite-exclusive-de-medecine-durgence


(10) https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051058565


(11) https://www.lefigaro.fr/conjoncture/plus-de-43-000-lits-d-hospitalisation-complete-ont-ete-fermes-en-dix-ans


(12) https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications-communique-de-presse/etudes-et-resultats/250319_ER_urgences-la-moitie-des-patients-y-restent-plus-de-trois-heures-en-2023


(13) https://www.santementale.fr/2025/03/la-moitie-des-patients-passent-plus-de-3-heures-aux-urgences-45-minutes-de-plus-quen-2013/


(14) https://www.lequotidiendumedecin.fr/hopital/carrieres/le-gouvernement-veut-plafonner-les-tarifs-de-linterim-paramedical-des-juillet-2025


(15) https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2025-03


(16) https://sosmedecins-france.fr/les-tarifs-de-sos-medecins-france/


(17) https://www.commonwealthfund.org/international-health-policy-center/countries/norway


(18) https://www.cleiss.fr/docs/systemes-de-sante/norvege.html


(19) https://www.commonwealthfund.org/international-health-policy-center/countries/norway


(20) https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books


(21) https://www.chl.lu/fr/urgences


(22) Budget par habitant en matière de santé au Luxembourg : 3742 euros (après correction des écarts de pouvoir d'achat) versus UE : 3523 euros.

(23) https://health.ec.europa.eu/system/files/2022-01/2021_chp_lu_french.pdf


(24) https://www.senat.fr/questions/base/2023/qSEQ230707610.html