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Urgences saturées : faut-il réguler l’accès aux soins ? Le Dr Philippe Paranque (SOS Médecins) appelle à une réforme de notre système de santé

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Dans cette interview pour Les Voies, le Dr. Philippe Paranque, médecin urgentiste et Président emblématique de SOS Médecins, aborde les préoccupations croissantes des Français concernant l'accès aux soins de santé. A travers SOS Médecins, ce sont plus de 1300 médecins libéraux qui sont au contact direct des Français au quotidien, le plus souvent à leur domicile, offrant ainsi une vision précise et concrète des réalités du terrain.

Alors que les débats politiques sur la lutte contre les déserts médicaux s'intensifient, le Dr. Paranque apporte un éclairage crucial sur les défis actuels et les solutions potentielles pour améliorer notre système de santé. Avec une carrière marquée par l'innovation et l'engagement, il partage une perspective unique sur les réformes nécessaires pour répondre aux besoins de santé de la population française.


Un parcours marqué par l'urgence et l'innovation

Beaucoup de Français connaissent SOS Médecins, et nombreux sont ceux qui ont déjà eu recours à vos services. Mais peu d’entre nous connaissent l’histoire et les principes fondateurs de votre organisation. Pouvez-vous nous en rappeler les grandes lignes, et expliquer comment SOS Médecins est devenu un acteur central du système de santé français ?

Dr. Philippe Paranque. Le cœur de notre métier, c’est le soin non programmé réalisé au domicile des patients. Un métier exigeant, que nous avons structuré autour de trois piliers fondamentaux.

Le premier est la régulation médicale : chaque appel reçu passe par un protocole rigoureux d’évaluation. Nous défendons le concept de la régulation protocolisée des appels médicaux pour soins non programmés. Ce qui signifie que toute prise en charge par un médecin SOS Médecins passe d’abord par un accueil qui assure une régulation qui seulement si nécessaire sera complétée par un médecin.

Le deuxième, c’est la disponibilité : nous intervenons 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Et le troisième, c’est la capacité à assurer des visites à domicile, dès lors que la situation le justifie. Cette combinaison : régulation, continuité, proximité constitue une exception française. À l’étranger, des dispositifs similaires existent parfois, mais ils sont souvent réservés à une frange privilégiée de la population, sur la base de systèmes d’abonnement ou d’assurance privée. Chez nous, l’accès est universel. Et c’est une fierté.

L’histoire de SOS Médecins commence en 1966, à Paris. Mais c’est dans les années 1980 que le mouvement prend réellement son essor, porté par une génération de jeunes médecins issus de l’urgence, qui souhaitaient offrir un accès aux soins rapides en dehors des structures hospitalières. À l’époque, il n’y avait ni SAMU organisé, ni numéro unique d’urgence. Ces médecins ont donc inventé un modèle libéral de médecine urgente à domicile. Notre rôle a profondément évolué dans les années 2000, avec la fin de l’obligation de permanence des soins pour les médecins généralistes. Ce retrait brutal a provoqué un véritable séisme dans l’organisation du système de santé. SOS Médecins, jusque-là perçu parfois avec réserve, est devenu un maillon indispensable pour répondre à la demande croissante de soins non programmés, notamment en soirée, la nuit, les week-ends.

Aujourd’hui, nous sommes implantés partout où la densité démographique le permet. Là où nous sommes présents, nous voyons chaque année entre 12 et 13% de la population locale. C'est un volume qui nous confère une connaissance fine, presque anthropologique, des besoins de santé des Français dans ces territoires. Notre ancrage dans le quotidien, dans les foyers mêmes, nous permet de capter des signaux faibles que d'autres structures ne perçoivent pas. C’est ce qui fait, je crois, notre utilité singulière dans le paysage sanitaire français.


Les défis de l'accès aux soins

Une part croissante de la population française n’a plus de médecin traitant, signe tangible de la pénurie de praticiens dans de nombreux territoires. Dans ce contexte, SOS Médecins devient souvent l’unique recours, y compris pour des patients sans aucun suivi médical. Comment percevez-vous, en tant que médecin de terrain, l’ampleur et les conséquences de cette crise des déserts médicaux ?

Dr. Philippe Paranque. Il s’agit là d’un véritable problème de société, dont on parle encore trop peu. Les difficultés d’accès aux soins concernent aujourd’hui tous les maillons de la chaîne : le suivi médical, la prise en charge des urgences, la permanence de soins. Mais dans cette crise diffuse, on oublie souvent de parler des personnes âgées, qui sont particulièrement vulnérables.

Je constate chaque jour que beaucoup de nos seniors ne sont tout simplement plus suivis. Soit parce qu’ils n’ont plus de médecin traitant, et que plus personne n’accepte de les prendre en charge. Soit parce qu’ils ne peuvent plus se déplacer, et que leur médecin n’effectue pas de visite à domicile. Ce sont des situations de grande vulnérabilité, que la société peine à regarder en face.

SOS Médecins, par vocation, ne peut pas assurer un suivi au long cours, ce n’est pas notre métier. Mais notre positionnement nous confère une responsabilité particulière car nous sommes souvent les seuls à franchir le seuil du domicile de ces patients, à voir leur isolement, à mesurer leur besoin de soins continus. C’est pourquoi je propose de développer ce que j’appelle la fonction de “médecin vigie”. Ce rôle ne consisterait pas à remplacer le médecin traitant, mais à alerter les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS), pour qu’une coordination locale se mette en place autour de ces patients sans suivi.

Le médecin vigie n’est pas un prescripteur de solution, mais un lanceur d’alerte au sein du système de santé. Et cette alerte peut permettre de construire une réponse collective. Car ce dont nous manquons, ce n’est pas seulement de bras, mais de coordination. Une coordination entre généralistes, spécialistes, services hospitaliers, acteurs de la santé publique. C’est ce chaînon-là qu’il nous faut renforcer si nous voulons réhumaniser notre système de santé et garantir à chacun un accès digne aux soins.


Réformes et améliorations du système de santé

Comment sensibiliser et éduquer la population sur les bonnes pratiques en matière de santé et sur l'utilisation appropriée des services médicaux ? Quelles stratégies pourraient être mises en place pour réduire les demandes excessives et améliorer l'efficacité du système de santé ?

Dr. Philippe Paranque. Voilà quarante ans que nous appelons à une meilleure éducation sanitaire des Français. Et pourtant, force est de constater que nous échouons encore à ancrer une culture partagée du soin, fondée sur la responsabilité collective. Pire : ces dernières années, nous assistons à un glissement préoccupant. Une partie croissante de la population adopte une posture consumériste à l’égard de la santé, avec des exigences immédiates, parfois accompagnées de menaces, y compris pour des motifs bénins comme un simple rhume. Les appels abusifs, ne relevant pas d’un critère justifiant d’un soin non programmé, sont filtrés par la régulation ; ils sont de l’ordre de 20 à 25%. Beaucoup de patients en sont conscients, mais n’acceptent pas l’idée qu’on puisse leur opposer un refus – même si ce refus permettrait de préserver notre capacité d’intervention auprès d’autres patients, souvent plus âgés, plus fragiles, et plus respectueux du système. C’est pour ça que toutes les demandes que nous recevons au niveau de SOS Médecins passent par notre système de régulation téléphonique.

Si nous voulons endiguer l’hyper-sollicitation, il faudra assumer des mesures plus contraignantes pour rationaliser l’accès aux soins. Faut-il, par exemple, interdire l’accès aux urgences sans régulation préalable, comme cela se pratique aux Pays-Bas où l’appel au 112 est obligatoire avant toute venue à l’hôpital ? La question mérite d’être posée. Elle ne relève pas d’un durcissement arbitraire, mais d’une exigence éthique : garantir à chacun une réponse adaptée, sans sacrifier les plus vulnérables à l’impatience des plus pressés.


Le renforcement de la régulation fait partie des propositions que nous portons pour réformer en profondeur l’organisation des urgences en France. Le tri téléphonique, tel qu’il est pratiqué dans certains pays nordiques, permettrait de filtrer une part des demandes avant même l’arrivée à l’hôpital, soulageant ainsi les services d’accueil. Quelles autres pistes mériteraient, selon vous, d’être explorées pour améliorer l’accès aux soins ? Avez-vous identifié, au cours de vos expériences, des pratiques étrangères susceptibles de libérer du temps médical et de mieux orienter les patients ?

Dr. Philippe Paranque. Lors d’un séjour récent au Canada, j’ai pu visiter un centre 911. Ce système regroupe l’ensemble des urgences, police, ambulance, pompiers, au sein d’une même structure, ce qui exige une régulation extrêmement robuste, capable de trier et de coordonner les réponses en temps réel. À l’inverse, en Belgique, le modèle repose sur la distinction entre deux numéros : l’un pour les urgences vitales, l’autre pour la permanence de soins. Cette séparation contribue à éviter la confusion des usages et à désengorger les services hospitaliers.

Je ne sais pas si la France adoptera un jour l’un ou l’autre de ces modèles, mais une chose me paraît certaine : l’avenir du système repose sur une coordination fluide entre les acteurs, une interconnexion réelle des services, et une capacité accrue à orienter chacun vers la bonne réponse, au bon moment. Mais cela suppose d’investir résolument dans les outils et les ressources humaines de la régulation.

Une autre mesure, qui peut sembler anecdotique mais dont la portée est réelle, consiste à permettre aux salariés de s’auto-déclarer en arrêt maladie, comme c’est le cas au Canada. Cela évite de mobiliser inutilement du temps médical pour la seule rédaction de certificats. À l’heure où chaque minute de consultation compte, ce type de dispositif peut contribuer à redonner aux médecins leur fonction première : soigner.


Protection des soignants

Au sein de notre mouvement, nous avons alerté à maintes reprises les pouvoirs publics sur l’insuffisante protection accordée aux soignants, qui freine encore aujourd’hui de nombreux professionnels de santé dans le signalement de cas de maltraitance. Quels sont les retours de terrain que vous pouvez partager, notamment au sein de SOS Médecins, lorsque vous êtes confrontés à des suspicions de violences sur mineurs ?

Dr. Philippe Paranque. Les pratiques varient sensiblement d’une antenne de SOS Médecins à l’autre, mais un principe me semble fondamental. Lorsqu’un signalement est nécessaire, il devrait émaner du collectif, et non d’un médecin isolé. L’acte de signaler porté par l’ensemble de la structure protège davantage les professionnels et renforce en plus la légitimité de la démarche.

L’expérience montre également que dans les antennes où les règles de respect mutuel sont fermement établies et appliquées, les agressions à l’égard des soignants diminuent. Concrètement, lorsqu’un patient profère des menaces lors de l’appel à la régulation, il est immédiatement radié du fichier, ce qui signifie qu’il ne pourra plus faire appel à SOS Médecins. Ce type de mesure envoie un message clair : les violences contre les soignants ne sont pas tolérées.

Concernant les suspicions de maltraitance infantile, la procédure reste délicate. Lorsqu’un doute existe, nous réalisons un signalement, et les évolutions législatives récentes qui permettent de ne plus mentionner l’adresse personnelle du médecin, mais uniquement celle du cabinet sont les bienvenues. Elles contribuent à réduire le risque de représailles.

Dans la pratique, si un enfant nous paraît en danger, nous nous appuyons sur un motif médical pour l’orienter vers les urgences. Nous alertons ensuite le service hospitalier de notre suspicion. Cela reste heureusement rare, mais chaque signalement peut contribuer à protéger une vie. C’est un véritable acte de responsabilité.


Un dernier mot pour Les Voies ?

Dr. Philippe Paranque. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une véritable prise de conscience collective. Notre système de santé vacille non pas tant par manque de moyens que par une mauvaise compréhension de sa finalité. L’hôpital n’est pas une ressource illimitée que l’on mobilise au moindre doute ; c’est une réponse aux situations graves.

« L'hôpital n'est pas une ressource mais un recours. »

Je crois que le mouvement Les Voies peut contribuer à faire passer ce message essentiel. Il faut que chacun comprenne qu’appeler le 15 pour un rhume, c’est potentiellement empêcher un patient en détresse respiratoire ou en douleur thoracique d’obtenir l’aide dont il a urgemment besoin. N'oublions jamais que derrière chaque appel, il y a possiblement une vie en suspens.