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Le progrès : une boussole en temps de chaos ?

Notre monde est en accélération permanente, pour le meilleur comme pour le pire. Dans une période de crise perpétuelle, telle que celle que nous connaissons, les innovations sont brandies comme une promesse et chaque réforme prétend être une avancée. Si bien que le progrès semble être une notion plus insaisissable que jamais. On l’invoque pour justifier des bouleversements technologiques, des mutations économiques, des recompositions sociales, mais que recouvre-t-il aujourd’hui ?

La France est confrontée à de multiples défis et son modèle social, hérité de la période après-guerre, est remis en question. Le progrès ne peut plus se réduire à un mantra incantatoire. Il doit redevenir un projet collectif, capable d’orienter les transformations en cours pour répondre aux attentes réelles des citoyens.

Faut-il voir dans le progrès un mouvement linéaire et inéluctable, ou bien une conquête fragile, qui doit sans cesse être réajustée ? La France peut-elle réinventer un progressisme qui ne soit ni un modèle technocratique froid, ni une somme de revendications éclatées ? Et surtout, comment faire en sorte que les politiques publiques traduisent cet idéal en réalités tangibles ?

Dans cet entretien, Amandine Rogeon, la Présidente des Voies, pose les fondations d’un progressisme exigeant et cohérent, loin des discours convenus et des idéologies moribondes. Elle explore les tensions, les paradoxes et les angles morts du progrès, et esquisse les contours d’une pensée qui refuse la facilité des évidences.

Un échange qui invite à rompre avec l’instantanéité et la superficialité du débat public, pour redonner au progrès une nécessaire réalité concrète et tangible.



Vous évoquez souvent le progrès comme le fil rouge de votre engagement et l’âme du mouvement Les Voies. Dans le contexte actuel, que recouvre réellement cette notion ?

Amandine Rogeon. Le progrès est avant tout une philosophie politique, avant d’être un programme décliné en actions. Il se traduit généralement par une dynamique, un mouvement, une volonté d’améliorer continuellement le quotidien des citoyens.

Je considère toutefois que cette notion est aujourd’hui instrumentalisée et parfois même galvaudée. Le progrès est souvent réduit à un slogan politique ou à un simple synonyme d’innovation technologique, comme s’il se résumait à une course en avant, alors qu’il devrait être une boussole pour guider les grandes réformes dont notre société a besoin.

Pour moi, le progrès est avant tout une démarche d’émancipation et d’amélioration de la condition humaine. Je me reconnais dans la pensée de Condorcet, qui voyait dans le progrès un vecteur de réduction des inégalités et un moyen d’élever chaque individu par la connaissance et la justice sociale.


"Je me reconnais dans la pensée de Condorcet, qui voyait dans le progrès un vecteur de réduction des inégalités et un moyen d’élever chaque individu par la connaissance et la justice sociale". Amandine Rogeon



Pourtant, certains assimilent aujourd’hui le progrès à une idéologie politique. Pensez-vous que cette politisation soit un frein aux avancées sociales ?

Amandine Rogeon. Je pense fondamentalement que le progrès ne doit pas se transformer en une arme partisane. Dès qu’une cause devient un étendard électoral, elle cesse d’être un projet collectif pour devenir un champ de bataille idéologique et finit par perdre tout son sens.

Les avancées majeures que notre pays a connues ne sont pas le fruit de la victoire d’un camp sur un autre, mais d’une nécessité sociale qui s’impose à tous. L’éducation publique pour tous, l’acquis de nouveaux droits sociaux, la justice économique… Ces progrès ont émergé non pas parce qu’ils étaient rattachés à une faction politique, mais parce qu’ils répondaient à une attente profonde et légitime de la société.

Lorsqu’un changement devient un marqueur d’identité plus qu’un levier d’amélioration, il se retrouve piégé dans une confrontation stérile. Il n’est plus évalué pour son efficacité réelle, mais pour ce qu’il symbolise dans le jeu politique. C’est ainsi que des réformes cruciales sont retardées, édulcorées ou vidées de leur substance par simple rejet du camp qui les porte. Les multiples blocages autour des projets de loi sur la fin de vie en sont la preuve.

Nous devons repenser le progrès en dehors des logiques de chasse gardée qui gangrènent le débat public. Je ne dis pas pour autant qu’il faut être consensuel ou tiède, mais qu’il est temps de rompre avec la complaisance d’un progrès qui ne serait qu’une posture.

Il est indispensable d’instaurer un dialogue rationnel, où les citoyens sont entendus et où les politiques publiques sont construites pour répondre à des réalités sociales. C’est ainsi que l’on redonne du sens et de l’efficacité à l’action publique, et que l’on réconcilie le progrès avec ce qu’il aurait toujours dû être, un mouvement et non une bataille d’appareils.

"Je pense que le progrès, c’est transformer le monde en s’assurant que chaque réforme, chaque avancée, améliore réellement la vie des citoyens, sans jamais sacrifier l’intérêt général à des logiques partisanes." Amandine Rogeon

On imagine souvent deux visions du progressisme en opposition, l’américaine et celle des pays nordiques. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Amandine Rogeon. Il est vrai que deux grandes conceptions du progressisme s’affrontent et que nous avons l’impression d’être pris en étau. Une première vision qui repose essentiellement sur la reconnaissance des droits individuels et identitaires. Le progrès y est souvent défini en termes de reconnaissance de droits pour différentes communautés. Il s’agit davantage d'un progressisme de la représentation. Et une seconde vision qui repose sur une approche plus universaliste du progrès, intégrée dans des politiques publiques solides, à savoir un État-providence efficace, une économie inclusive et un dialogue social fort.

La France oscille entre ces deux tendances sans jamais trancher. Nous défendons à la fois des droits universels et des mesures spécifiques en fonction des identités, quitte à multiplier les statuts. Nous avons des difficultés à penser le progrès comme un schéma de cohérence globale. Notre défi est là selon moi. Refonder un progressisme qui ne soit ni l’abstraction technocratique d’un État omnipotent, ni l’addition de revendications isolées, mais un projet de société capable de faire face à ses contradictions.

Il faut réinvestir la question du progrès dans la matérialité du monde, c'est-à-dire dans ce qui façonne le quotidien, le travail, la famille, l’espace public. Le progrès ne peut pas être un récit désincarné.



Vous dites que le progrès doit être un levier concret et non une abstraction. Quels exemples de politiques publiques incarnent cette vision ?

Amandine Rogeon. Prenons la réforme des congés parentaux, que nous portons au sein des Voies sous la forme d’une prestation parentale unique et universelle. Ce sujet est éminemment progressiste parce qu’il s’attaque à la répartition des rôles au sein de la famille, qui est l’un des derniers bastions des inégalités systémiques.

Aujourd’hui, 93 % des bénéficiaires du congé parental sont des femmes. Leur carrière, leur indépendance financière, leur place dans l’économie sont impactées durablement par cette inégalité structurelle. Pendant ce temps, l’implication des pères reste marginale et cela principalement par manque de dispositifs adaptés.

Pour y remédier, nous proposons un modèle totalement repensé et inspiré des modèles nordiques, où chaque parent disposerait de 218 jours de congé, non transférables, afin que la parentalité ne soit plus une charge asymétrique. En rééquilibrant les responsabilités familiales, cette réforme contribuerait à réduire l’écart de taux d’emploi entre les sexes, à augmenter le PIB de 0,3 % par an et à faire baisser de 15 % les arrêts maladie postnataux.

Cette réforme touche à l’organisation même de nos vies, de nos équilibres sociaux, de notre rapport au travail.



Peut-on dire que les innovations ne sont pas forcément synonymes de progrès ?

Amandine Rogeon. Nous ne devons pas tout mélanger, le progrès ne se limite pas à l’innovation technique ou technologique, il peut tout aussi bien être d’ordre institutionnel, social ou méthodologique.

Pour faire le lien avec l’exemple précédent, je peux vous parler du sujet de la budgétisation sensible au genre. Il s’agit simplement d’une méthode de conception des finances publiques prenant en compte l’impact de chaque mesure sur les inégalités entre les hommes et les femmes. Concrètement, cela signifie que chaque budget public est examiné à travers ce prisme.

Des pays comme l’Autriche ou l’Espagne ont déjà adopté cette approche avec succès. En Espagne, cela a par exemple conduit à une révision des dépenses de santé et d’éducation pour mieux intégrer les besoins spécifiques des femmes et des familles monoparentales. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il ne s’agit ni d’une question idéologique, ni d’une réforme gadget.

C’est une transformation structurelle qui permet de réduire les inégalités de manière mesurable, en réorientant les ressources de l’État là où elles sont les plus utiles.



Dans un monde profondément marqué par la montée des tensions et l’explosion des extrêmes, comment reconstruire une vision progressiste qui parle à tous ?

Amandine Rogeon. Aujourd’hui, le populisme prospère sur fond de méfiance, de lassitude, de morosité et de peur si l’on se réfère au dernier baromètre de la confiance politique du CEVIPOF. Et j’ajouterai qu’il se propage grâce aux multiples outils de désinformation, aux croyances et à nos propres biais cognitifs (notamment le biais de confirmation qui est un fléau pour notre société).

Le progrès ne pourra se réaliser qu’à deux conditions. La première, que l’on cesse de mépriser la société en la considérant ignorante et non propre à la représentation. Combien de fois ai-je entendu qu’il fallait rendre un propos simple à la compréhension, quitte à l’édulcorer de toute sa moelle. Cela me révolte sincèrement. La seconde, que nos politiques publiques permettent une véritable émancipation intellectuelle des citoyens, en remettant l’accès à la culture et à la transmission au cœur de nos priorités.

Lutter contre les inégalités, renforcer l’accès à l’éducation, garantir des conditions de travail dignes, protéger la planète… ce sont des combats concrets et cela tombe bien, car cela concorde avec les priorités des citoyens. Sortons un peu de l'émotionnel pour revenir au rationnel. L’État doit demeurer à l’écoute des citoyens et ajuster ses politiques en fonction de leurs attentes. Nos gouvernements doivent se rendre plus transparents et plus inclusifs, pour que les décisions soient prises sur des bases factuelles et mesurables. C’est un travail méthodique et rigoureux pour améliorer concrètement la vie des gens, qui portera ses fruits.



Pour conclure, si vous deviez résumer en une phrase votre vision du progrès ?

Amandine Rogeon. Je pense que le progrès, c’est transformer le monde en s’assurant que chaque réforme, chaque avancée, améliore réellement la vie des citoyens, sans jamais sacrifier l’intérêt général à des logiques partisanes.