Nicolas Bouzou explore les origines de la peur dans le débat politique français - Interview exclusive Les Voies
Dans cette interview exclusive pour Les Voies, Nicolas Bouzou, économiste, essayiste, chroniqueur de télévision et de radio, et fondateur des Rencontres de l’Avenir analyse les défis économiques et sociaux de notre époque et nous éclaire sur la place de la peur dans le débat politique en France. Son dernier ouvrage - La civilisation de la peur (éditions de l'Observatoire, 2024) - nous invite à envisager l'avenir avec pragmatisme et ambition.
Les Voies : Dans La civilisation de la peur, vous décrivez une société occidentale de plus en plus dominée par l'angoisse. Qu'est-ce qui, selon vous, explique cette montée en puissance du sentiment de peur dans nos sociétés modernes ?
Nicolas Bouzou : Je pense que les médias ont une grande part de responsabilité, notamment avec le développement des chaînes d’information en continu depuis une vingtaine d’années, et la structuration d’un champ concurrentiel médiatique très intense avec beaucoup d’acteurs qui sont en compétition pour attirer l’attention des téléspectateurs. Dans ce contexte, l’information négative ou catastrophiste est plutôt efficace pour capter l’audience. Ce qui est vrai des médias l’est aussi des plateformes de vidéo à la demande où l’on trouve beaucoup de contenu jouant sur nos peurs (des séries sur des serials killers par exemple), et des réseaux sociaux qui ont un rôle amplificateur important, dans la mesure où une information s’y diffuse d’autant plus vite qu’elle est catastrophique. Il existe donc dans le champ économique informationnel une incitation à faire peur, dont l’ampleur est assez nouvelle.
Les Voies : Un sondage BVA Xsight d’avril 2024 indique que seuls 69 % des français sont optimistes quant à l’avenir, soit quatre points de moins que la moyenne européenne, et nettement en-dessous de nos voisins espagnols (77%) et néerlandais (81%). Les Français auraient-ils plus peur que les Européens ?
En France, le pessimisme est exacerbé par des spécificités culturelles. Le rôle historique des intellectuels, souvent critiques du système en place, influence fortement l’état d’esprit collectif. La figure de l’intellectuel en France émerge dans les salons au siècle des Lumières. C’est une figure qui est en réaction contre la société, et qui atteint son apogée au moment de l’affaire Dreyfus. Cette figure évolue dans les années 1950-1960 avec le développement de la figure de l’intellectuel de gauche, pro-communiste et pro-soviétique. Comme on dit souvent : “Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron”...
Les Voies : Vous voulez dire qu’il est parfois plus simple et plus populaire d’avoir tort dans une logique de temps court que raison dans une logique de temps long ?
C’est malheureusement souvent plus porteur en effet ! Aujourd’hui, l’intellectuel contribue à créer un climat général dans lequel la démocratie libérale est vilipendée, alors même qu’une certaine complaisance peut s’installer vis-à-vis de figures antisémites ou dictatoriales. Et malheureusement, aujourd'hui, s’opposer à l’Union européenne, exiger la destitution du Président de la République, annoncer la montée du fascisme en France… tout cela vous assure une certaine visibilité dans les médias. C’est même vu comme un gage de crédibilité.
Ensuite, le débat politique est très clivé en France, beaucoup plus qu’en Allemagne, en Espagne, au Portugal, ou dans les pays scandinaves.
Enfin, la dernière spécificité française tient au rôle de l’Etat dans notre pays, un rôle plus important qu’ailleurs pour des raisons historiques. Depuis le baptême de Clovis, l’Etat est vraiment l’institution qui incarne l’unité française. C’est pourquoi, quand il y a une crise de l’Etat - par exemple une crise des finances publiques - elle est beaucoup plus grave en France, car c’est une crise d’identité quasi existentielle. Une crise des finances publiques, c’est une remise en cause de l’Etat, et l’Etat c’est ce qui rend possible l’unité de la France.
Les Voies : Vous êtes économiste : comment la peur impacte-t-elle notre économie et nos prises de décisions collectives, notamment en matière d'innovation ou d'investissement ?
Cette peur alimente une forte demande de réglementation, bien plus marquée qu’ailleurs. Si l’Union européenne se distingue comme l’instance la plus normative au monde, la France, en son sein, s’impose comme le pays le plus enclin à légiférer. Cette tendance génère une inflation normative qui, bien qu’offrant un sentiment de protection, dissimule souvent ses effets délétères sur l’innovation et le développement économique.
En effet, ceux qui font les lois ne se posent presque jamais la question des conséquences réelles des mesures qu’ils votent. On l’a vu récemment lors des débats sur le budget durant lesquels de nombreuses mesures ont été adoptées sans même qu’on ne pose la question de leur véritable impact économique, au-delà des postures idéologiques.
L’impact des mesures adoptées n’est malheureusement pas davantage évalué a posteriori. Prenons l’exemple du débat sur la fin de vie : j’avais posé la question du nombre de sédations profondes réalisées chaque année en France. La réponse apportée fut frappante : nous n’en disposons pas, car aucune donnée n’est collectée à ce sujet. Cela illustre notre incapacité à mesurer l’impact d’une innovation majeure, comme celle introduite par la loi Claeys-Leonetti de 2016, alors même que ces informations pourraient enrichir et éclairer le débat public sur un sujet aussi crucial.
Les Voies : Aux Etats-Unis, l’élection de Donald Trump a eu une traduction économique tout à fait différente, malgré une campagne durant laquelle le sentiment de peur était également très présent dans les médias. Quelle est votre lecture de ces élections ?
C’est vrai, et cela nous ramène encore une fois aux spécificités françaises évoquées précédemment. J’ai surtout été frappé par le sentiment de peur qui était très fort en Europe pendant toute la campagne, mais qui n’a pas pour autant suffi à générer de réaction constructive de protection. On s’est inquiété en Europe du possible retrait des Etats-Unis de l’OTAN, de la diminution de l’aide américaine à l’Ukraine… Cela aurait pu nous amener à prendre des décisions fortes pour accélérer le réarmement de l’Europe, ou encore pour structurer une campagne de soutien régionale à l’Ukraine, mais nous ne l’avons pas fait ; nous n’avons pas su transformer ce risque en opportunité pour l’Europe.
Les Voies : Vous consacrez une partie de votre ouvrage La civilisation de la peur à l’importance de parvenir à identifier les fake news afin de « résister à la peur irrationnelle ». Or, comme nous le soulignons dans notre note sur l’éducation, l’école est un lieu clé de la construction de l’esprit critique. Quel rôle devrait selon vous jouer l’école dans ce contexte ?
Il est absolument essentiel d’apprendre aux élèves à reconnaître ce qu’est une information fiable, et de leur expliquer ce qu’est une fake news, comment on la construit, comment on la reconnaît. Il convient également de les encourager à lire la presse et les médias traditionnels qui proposent une information recherchée et de qualité. Tout ceci peut-être fait dans le cadre des cours de philosophie, cours qu’il conviendrait de moderniser et adapter aux problématiques de notre temps.
Un dernier mot pour Les Voies ?
Le problème du moment en France, c’est qu’on ne produit pas assez de contenu intellectuel qui soit utilisable par les politiques. Les partis sont devenus des clubs d’élus, et ils ne font plus ce travail. On a absolument besoin d’acteurs comme Les Voies pour que le cercle de la raison recommence à produire du contenu !
Interview réalisée par @Claire Scharwatt