
Qu’est devenue la liberté d’expression depuis Charlie ?
Dix ans se sont écoulés depuis les attentats de janvier 2015 qui ont ébranlé la France. Mais au-delà du choc et de l'émotion, ces événements, qui continuent de résonner dans nos consciences, ont soulevé des questions profondes et indélébiles. Qu'est-ce que la liberté d'expression dans une société qui se veut libre et pluraliste ? Comment s'assurer que le rire, cette arme pacifique, demeure un moyen de résistance face à l'obscurantisme et aux fanatismes ?
Le 10ème anniversaire des attentats nous invite non seulement à commémorer, mais aussi à examiner où nous en sommes aujourd'hui. La Fondation Jean-Jaurès, en partenariat avec des personnalités du monde culturel, politique et intellectuel, a proposé un moment de réflexion autour de ces enjeux essentiels le 11 janvier dernier au théâtre de la Concorde. Le texte que je vous propose est inspiré des échanges et des idées partagés au cours de cette rencontre. Il explore les mutations de notre rapport à la liberté d'expression et au rire en France, tout en esquissant des pistes pour l'avenir.
La liberté d'expression, une véritable ancre juridique
A mon sens, lorsque le débat sur la liberté d’expression se polarise, il est essentiel de revenir aux fondements juridiques qui la protègent. Dans une République démocratique encore saine et face aux extrêmes divergences, le droit nous guide comme une boussole. En France, la liberté d’expression est consacrée constitutionnellement par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
" La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi."
Cette base juridique, en France comme en Europe, établit un équilibre délicat mais fondamental entre liberté et responsabilité. Comme le souligne l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme de 1976, Handyside/Royaume-Uni, la liberté d’expression ne se limite pas aux idées accueillies favorablement, elle inclut également celles qui « heurtent, choquent ou inquiètent ». Ce cadre juridique n’est pourtant pas une abstraction, il reflète les valeurs fondamentales sur lesquelles repose toute société démocratique.
Pour aller plus loin, je vous propose de lire l’article du Professeur de droit Guy Carcassonne, publié par le Conseil constitutionnel : Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 36, Dossier : La liberté d'expression et de communication, juin 2012. Dans ce dernier, il énumère avec précision les limites qui encadrent ce droit fondamental. Parmi elles figurent la protection de la dignité humaine, la préservation de l’ordre public et la lutte contre la diffamation ou l’incitation à la haine. Il faut nous remémorer que ces frontières juridiques, loin de diminuer la liberté, visent bel et bien à garantir qu’elle puisse s’exercer dans un cadre respectueux des droits de chacun, en évitant les abus susceptibles de la dénaturer.
Cette notion d’abus interroge profondément le rapport entre la liberté individuelle et la responsabilité collective. L’équilibre entre ces deux dimensions est le reflet d’une société qui se dote de garde-fous pour prévenir les débordements susceptibles de fracturer le vivre-ensemble. Le cadre juridique, tel que décrit par le Professeur Carcassonne, devient alors le garant d’une liberté réellement éclairée, à savoir une liberté qui reconnaît ses propres limites, non pas comme une contrainte, mais comme une condition de sa propre existence.
Il faut aussi admettre que ces limites soulèvent un débat essentiel sur l’interprétation de la liberté d’expression. Comment distinguer une critique constructive d’une attaque destructrice ? Jusqu’où la tolérance peut-elle s’étendre sans risquer de cautionner l’intolérance ? Ces interrogations montrent que la liberté d’expression n’est jamais figée, mais continuellement redéfinie à travers le dialogue citoyen et politique, les évolutions juridiques et les transformations culturelles.
Ce cadre juridique ancré dans les principes universels des droits de l’Homme doit toutefois se confronter aux réalités de notre époque, qu’il s’agisse de la montée des discours de haine en ligne ou de l’impact des réseaux sociaux.
Et les Français, qu’en pensent-ils ?
L’étude publiée la semaine dernière par la Fondation Jean-Jaurès, l’IFOP et Charlie Hebdo révèle que 76% des Français considèrent aujourd’hui la liberté d’expression comme un droit fondamental à défendre. Soit une augmentation de 18 points depuis 2012 ! Cela montre à quel point la perception de ce droit a changé pour le corps social, dans un contexte où les menaces qu’il subit se multiplient.
La Fondation Jean-Jaurès souligne également que le soutien à la liberté d’expression appliquée à l’humour religieux a connu une progression significative. En 2006, moins d’un tiers des Français estimait qu’il était acceptable de tourner en dérision des croyances religieuses : 34% pour le christianisme, 29% pour le judaïsme, et 28% pour l’islam. Près de deux décennies plus tard, la perception du rôle de la satire religieuse comme élément clé du débat démocratique est bien présente.En 2024, environ la moitié des Français estiment l’humour sur les religions comme étant bénéfique : 52% pour le christianisme, 50% pour l’islam, et 49% pour le judaïsme.
On s’y attendait. Les jeunes générations se montrent plus réservées quant à l’idée que l’humour peut porter sur tous les sujets, notamment lorsque les blagues touchent aux minorités. Moins de la moitié des moins de 35 ans estime qu’il est acceptable de plaisanter sur la nationalité (48%, contre 55% en moyenne) ou sur l’homosexualité (44%, contre 51% en moyenne). Cette sensibilité accrue se reflète également dans les positions politiques : chez les sympathisants de La France insoumise, seuls 63% soutiennent la liberté de caricature, contre trois quarts des Français. De même, 47% seulement de cet électorat défend le droit au blasphème, un chiffre nettement inférieur à la moyenne nationale de 62%. Si vous en doutiez, les tensions sont bien réelles dans la construction d’un consensus autour de la liberté d’expression. Et cela en fait un combat perpétuel.
De la parole au geste : la résistance en dessins
Le dessin de presse, en tant que forme d’expression journalistique, se distingue du dessin satirique par son ancrage dans l’actualité immédiate. Le dessin satirique, quant à lui, dépasse souvent le cadre d'une situation ou d’un événement pour offrir une réflexion plus générale, parfois intemporelle, sur les mœurs, les comportements ou les grands débats de société.
Une profession en voie de disparition. En France, le nombre de dessinateurs détenant une carte de presse est en diminution constante. Cela reflète non seulement les mutations du paysage médiatique mais aussi les risques élevés associés à cette profession. La vidéo "TOUT ÇA POUR ÇA - L'histoire du dessin de Cabu” illustre la profondeur et la complexité du métier.
Dans cette vidéo, on voit un Cabu obligé de détailler la façon dont son dessin visait à dénoncer les extrémistes islamistes, tout en s’appuyant sur l’humour comme vecteur de critique. Il explique avec pédagogie que l’objectif des dessins satiriques n’est pas de stigmatiser une communauté ou une religion, mais d’interroger les abus qu’il peut engendrer.
Peut-on rire de tout ? C’est une interrogation intemporelle qui questionne les fondements mêmes de notre rapport au sacré, au pouvoir et à l'altérité. Le rire, en tant qu'acte subversif, a traversé les âges comme un outil de résistance face à l'oppression. Pour Philippe Torreton, il demeure une arme politique puissante, capable de désarçonner l'obscurantisme et de bousculer les certitudes. Mais dans une société où les violences symboliques occupent une place grandissante dans le débat public, cette liberté rencontre des limites mouvantes et souvent contradictoires.
L'humour, par sa capacité à simplifier des problématiques complexes, agit comme un révélateur des tensions sociétales. Il met en lumière nos paradoxes, nos fragilités et nos hypocrisies, mais il expose aussi ses auteurs à une incompréhension croissante. Dans ce contexte, l’éducation joue un rôle déterminant. Il ne s’agit pas simplement d’enseigner ce qu’est l’humour, mais de doter les enfants des outils nécessaires pour naviguer dans un monde saturé d’images et de symboles. Il faut leur apprendre à lire entre les lignes, à distinguer la critique légitime de l’attaque gratuite, et à comprendre que l’humour est une forme de langage qui, bien qu'imparfaite, contribue à enrichir le débat démocratique.
Décontextualisation et instrumentalisation
La décontextualisation des œuvres, en particulier des caricatures, souvent récupérées et instrumentalisées pour servir des agendas politiques ou idéologiques est épidémique. Il n’est désormais plus rare de voir un dessin satirique ou un dessin de presse, imaginé pour dénoncer une injustice spécifique, isolée de son contexte et interprétée comme une attaque personnelle ou collective. Cela a souvent pour conséquence directe de réduire le débat à un affrontement stérile.
Pourtant, le dessin satirique et le rire qu’il suscite possèdent une valeur pédagogique et cathartique essentielle. Ils permettent non seulement de dénoncer des abus, mais aussi d’ouvrir des espaces de réflexion collective. Réaffirmer le sens initial de ces œuvres, leur vocation à interroger plutôt qu’à blesser, est une démarche indispensable pour préserver leur rôle dans une démocratie en éveil.
Que sommes-nous devenus ?
Dix ans après, la France est plus consciente de la préciosité de la liberté d’expression. Les débats sur les limites de cette liberté, sur le rôle du rire et sur les modalités du vivre ensemble ne sont certainement pas clos, ils témoignent d'une société dynamique, capable de se remettre en question. Je considère que ce bilan invite non seulement à la réflexion, mais surtout à l’action. Nous devons faire de chaque débat une opportunité pour réaffirmer nos valeurs démocratiques. C’est de cette façon que les divergences se transforment en richesses.
Esquisser des chemins d’avenir signifie aussi agir dès maintenant. Investir dans l’éducation pour armer les nouvelles générations face à la complexité du monde, encourager le dialogue interculturel pour construire des ponts au lieu de murs, et protéger les voix dissidentes, car elles sont les garantes d’une démocratie en bonne santé. Dix ans après Charlie, nous avons l’opportunité de réinventer notre rapport au débat public et au vivre-ensemble, en embrassant les contradictions comme une force.