Les Voies à l’écoute de Benjamin Morel

La remise en cause des institutions démocratiques et la défiance généralisée à l'égard du politique se banalisent au fil du temps. C’est pourquoi j'ai souhaité donner la parole à l'un des penseurs les plus lucides de notre époque.
Dans cet entretien exclusif pour le mouvement Les Voies, Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, docteur en science politique de l’École normale supérieure Paris-Saclay, et président du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, nous livre une analyse sans concession des fragilités de notre modèle démocratique.
De la crise de l'action publique à la recomposition du système partisan, en passant par les voies possibles de revitalisation de la démocratie à travers la réforme du mode de scrutin, Benjamin Morel nous éclaire avec rigueur sur les enjeux auxquels la France devra faire face dans les années à venir pour éviter le pire.
Le “meilleur” des régimes pour la France
Le rapport 2024 du Conseil économique, social et environnemental confirmait une défiance croissante des Français vis-à-vis de notre système politique. Pour rappel, un Français sur deux (51 %) jugeait que « seul un pouvoir fort » pouvait garantir l’ordre et la sécurité, tandis que 23 % (et 31% des moins de 35 ans) considéraient que la démocratie n’était pas le meilleur système politique. Quel regard portez-vous sur cette photographie de l’opinion ? Est-ce un appel à refonder notre modèle, ou au contraire un signe de plébiscite de régimes alternatifs ?
Benjamin Morel. Cela révèle d’abord une extrême fragilité de l’action publique, dans le sens où nous faisons face à une crise bien plus profonde qu’une simple crise institutionnelle. C’est une crise de la conception même de la politique, qui touche aujourd’hui l’ensemble du monde occidental. Qu’est-ce que la politique ? C’est avant tout la manière dont le peuple peut agir sur son propre destin.Dans ce cadre, l’État est un instrument de cette action. Le combat politique consiste à prendre temporairement le contrôle de l’État afin de décider du devenir collectif. Si on considère que l’action politique n’a plus de prise sur le réel, que le pouvoir ne peut plus orienter le destin politique, alors on glisse progressivement dans une crise politique “larvée”.
"C’est une crise de la conception même de la politique, qui touche aujourd’hui l’ensemble du monde occidental."
Pour comprendre cette dynamique, il faut suivre l’histoire. On ne peut saisir le soutien de son peuple à Vladimir Poutine aujourd'hui sans comprendre les années 1990 en Russie. La Russie Eltsinienne était caractérisée par l’abandon de l'action publique et la capitulation de l'État. Dès lors, pour beaucoup de Russes, il ne restait qu'un choix binaire, soit un pouvoir fort et autocratique, soit l'anarchie dominée par des bandes organisées, la criminalité ou encore les oligarques. Et dans ce dilemme, mieux valait, pour une grande partie de la population, un pouvoir autoritaire qu’une anarchie incontrôlable.
Aujourd'hui, si nous ne parvenons pas à redonner du sens à l'action publique, si nous n’arrivons pas à rétablir la capacité de l’État à agir, c’est la démocratie elle-même qui entre en crise. Lorsqu'un système politique n'est plus en mesure de résoudre les crises économiques, lorsqu’il produit loi après loi sur des sujets aussi majeurs que l’immigration, sans que cela se traduise par des changements concrets pour les citoyens, alors il ouvre la porte à ceux qui affirment que "le système est en fin de vie" et qu’il faut le remettre en cause pour permettre au peuple de retrouver prise sur le réel.
Nous ne sommes pas encore arrivés à la situation des années 1930, mais certaines dynamiques font écho à cette période. Après 1929, les démocraties occidentales cherchaient désespérément une issue : Roosevelt, aux États-Unis, y est parvenu (mais non sans brutalité), en menaçant par exemple de réformer la Cour suprême pour faire passer son New Deal. Il y a eu une véritable reprise en main politique pour redonner au peuple le sentiment d’être représenté. Cela a pu produire le meilleur, comme aux États-Unis, ou le pire, comme en Allemagne nazie.
Désormais, nous sommes engagés dans une crise à peu près similaire. Sur le fond, des phénomènes comme la mondialisation économique apparaissent de plus en plus difficiles à maîtriser par l’action publique. Et sur la forme, on observe un auto-embourbement des pouvoirs publics.
J’aime citer ici Niklas Luhmann, qui, dans les années 1970, théorise la légitimité par les procédures. Lorsque le politique perd sa légitimité directe, il multiplie les procédures pour donner à la norme une apparence de naturalité. Pourquoi appliquer la loi ? Initialement, parce qu'elle émane d'une autorité politique légitime. Mais si on considère que le pouvoir en place n’est pas légitime, alors nous n'aurons pas spontanément envie d'appliquer ses décisions. Pour contourner cela, le système construit un ensemble de procédures qui visent à rendre la norme légitime en elle-même, détachée de son origine politique.
Mais il faut noter que ce processus de procéduralisation a deux effets pervers. Il introduit des contre-pouvoirs internes qui ralentissent et fragilisent l’action politique et surtout, il crée une distance entre le politique et la décision. Si bien que le responsable politique devient de moins en moins comptable de ses décisions aux yeux des citoyens Et dès lors, à quoi sert encore le politique ? Cette question devient inévitable et participe à alimenter la crise actuelle.
Un dernier point à souligner est la crise de la visibilité du pouvoir politique. Qui fait quoi ? Où se trouve la responsabilité ? Je me souviens notamment d’études passionnantes sur l'architecture publique. Historiquement, le tribunal était identifiable par ses colonnades corinthiennes, qui incarnaient symboliquement l'autorité politique et la justice d'État. Dans notre monde moderne, l’État s’installe dans des tours vitrées en périphérie, semblables à des immeubles commerciaux. Cette banalisation architecturale est le reflet d’une banalisation du pouvoir politique. Et ce n'est pas anodin car depuis l’Antiquité, le pouvoir s’est toujours positionné à des endroits stratégiques. Le déplacement du Palais de Justice à Paris, de l’île de la Cité vers la périphérie, dans une tour impersonnelle, symbolise ainsi une forme de désincarnation du pouvoir. Cette évolution, ce changement de rapport au lieu, témoigne d’une manière différente pour l'État de se penser lui-même, mais elle a aussi des conséquences profondes sur la manière dont les citoyens perçoivent l'autorité politique.
Enfin, un autre élément révélateur est l'usage croissant des anglicismes dans le langage public. Le monopole du langage national était un outil d’unification politique, en parlant la même langue que le peuple, le pouvoir créait une communauté de sens. Aujourd’hui, l'usage du franglais dans la communication publique alimente l'exclusion de ceux qui ne maîtrisent pas ces codes. Évidemment, tout ne se résume pas à des questions de communication. Mais ces phénomènes, à force de s'accumuler, participent à la crise de légitimité et de lisibilité qui affecte aujourd’hui l’action politique.
Un phénomène de rétroversion de la situation est-il possible et concevable ? Et comment véritablement différencier régime politique et système politique pour que les citoyens s’y retrouvent ?
Benjamin Morel. Chaque spécialiste a sa vision, sa conception, et c’est un sujet de confusion pour toutes et tous. Comment définir la démocratie en droit ? Je dois dire qu'elle est en réalité indéfinissable. On cite souvent l'article 3 de la Constitution, qui reprend la fameuse formule d'Abraham Lincoln "le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple". Mais cette phrase, en réalité, ne veut rien dire et n'est pas vraie. Le peuple n'exerce pas directement le pouvoir. En affirmant cela, nous laissons entendre que nous ne serions pas véritablement en démocratie, ce qui est absurde. Cette citation est avant tout un slogan, et non un concept opératoire.
À partir de ce constat, conceptualiser juridiquement ce qu’est une démocratie devient alors extrêmement complexe. Il faudrait remettre à jour cette réflexion car cette difficulté témoigne d’une forme de faiblesse de la pensée juridique dès qu’il s'agit objectivement de distinguer régime et système politiques.
Marie-Anne Cohendet, professeure de droit constitutionnel à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, propose une approche très éclairante sur le sujet. Elle sauve la dichotomie entre régime et système en considérant que le régime politique correspond à l’ensemble des règles de droit qui s'appliquent aux institutions politiques. C’est l’interprétation de la Constitution dans une logique très normativiste. Le système politique, lui, correspond à ce qu’il advient lorsque l’on prend en compte des variables sociologiques et politiques, le système des partis, les effets des modes de scrutin, les conventions politiques, les pratiques institutionnelles, etc.
Ainsi, la Cinquième République reste un régime parlementaire somme toute assez classique. Mais si l’on ajoute le système politique alors on aboutit assez facilement à une présidence "impériale", pour reprendre une expression célèbre. Cette méthode est particulièrement intéressante, car elle permet de comprendre la situation actuelle. Au fond, le régime politique français n’a pas changé depuis 1958, en revanche, le système politique, lui, a évolué profondément puisque le rapport au pouvoir s’est transformé. Avec un même régime politique, on peut donc avoir des systèmes très différents, selon l'analyse que propose Marie-Anne Cohendet.
Sujet d’actualité. Quel serait l’effet d’une dissolution prochaine sur une France jugée ingouvernable ? Le Chef de l’Etat pourrait-il retrouver une majorité grâce à ce scénario ?
Benjamin Morel. En cas de dissolution, je ne vois vraiment pas comment une majorité absolue pourrait émerger. Pour comprendre comment fonctionnent les majorités sous la Cinquième République, il faut rappeler que le scrutin majoritaire à deux tours ne garantit pas automatiquement une majorité parlementaire. On parle de scrutin majoritaire parce que chaque siège est remporté à la majorité, tout simplement. Mais cela ne signifie pas que le système produise mécaniquement une majorité stable à l'Assemblée nationale.
Le fait majoritaire sous la Cinquième République repose historiquement sur deux grands facteurs.
Le premier est la bipolarisation de la vie politique. Tant que la vie politique était structurée autour de deux pôles, la droite et la gauche, le scrutin majoritaire à deux tours avait tendance à donner une majorité nette. Aujourd’hui, cette bipolarisation a disparu et nous faisons face à trois blocs relativement étanches. Un sondage Odoxa réalisé avant le premier tour des législatives montrait que 47% des Français souhaitaient voter contre le Nouveau Front Populaire, 44% contre Emmanuel Macron, et 41% contre le Rassemblement National. Ce qui révélait une porosité extrêmement faible entre les trois grands blocs politiques. Certes, il existe quelques candidatures capables de mordre sur un autre bloc, par exemple Raphaël Glucksmann vis-à-vis de l’électorat d’Édouard Philippe, ou Bruno Retailleau sur celui de Jordan Bardella, mais cela reste marginal.
En cas de nouvelles élections, à scrutin égal, plusieurs évolutions sont envisageables. Le Rassemblement National pourrait sortir renforcé, car il dispose encore de réserves de voix dans l’abstention. La France Insoumise serait stable car elle conserve des bastions très ancrés localement. En revanche, la base électorale "centriste", compatible avec une majorité présidentielle, risquerait de se réduire. Nous pourrions nous retrouver dans une situation d’ingouvernabilité pire que celle que nous connaissons aujourd’hui. Je le répète ici, le Rassemblement National apparaît aujourd'hui comme le seul parti susceptible, à court terme, de réunir une majorité absolue, en raison de sa géographie électorale plus favorable à mode de scrutin constant.
Le second facteur, historiquement important pour fabriquer des majorités, est le phénomène de ricochet d’une élection sur l’autre. Plus une élection est proche d’une précédente, plus l’électorat du vainqueur de la première se mobilise à nouveau, tandis que celui du perdant se démobilise. En d’autres termes, l’électorat qui vient de gagner une présidentielle se remobilise pour les législatives qui suivent ; celui qui a perdu se replie et laisse passer son tour.
"Le Rassemblement National apparaît aujourd'hui comme le seul parti susceptible, à court terme, de réunir une majorité absolue, en raison de sa géographie électorale plus favorable à mode de scrutin constant."
Dans la perspective d'une présidentielle en 2027 suivie d’une dissolution, jusqu'à quel point ce facteur de mobilisation pourrait-il compenser l'absence actuelle de bipolarisation ? Et permettrait-il vraiment de dégager une majorité ? Deux nuances sont à intégrer à cette analyse.
Premièrement, le temps entre l’élection présidentielle et la dissolution est crucial, plus il est long, plus l’effet de vague électorale s’affaiblit. Plus la campagne législative existe en tant que telle, plus les dynamiques politiques se cristallisent, et moins l’électorat suit mécaniquement le vainqueur de la présidentielle. Or un nouveau président élu devrait attendre au moins un mois avant de dissoudre l’Assemblée. Mais ce délai est long et affaiblirait par conséquent l’effet de vague.
"Beaucoup de Français, ne trouvant aucun candidat à leur goût, s’abstiennent et cela donne naissance à une majorité parlementaire fragile, soutenue par moins de deux Français sur dix."
Deuxièmement, l’arithmétique électorale reste implacable. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait obtenu 15% des inscrits ; au second tour, 18%. Une majorité présidentielle peut reposer sur une très faible base électorale. Beaucoup de Français, ne trouvant aucun candidat à leur goût, s’abstiennent et cela donne naissance à une majorité parlementaire fragile, soutenue par moins de deux Français sur dix. C’est certes suffisant pour stabiliser les institutions parlementaires, mais pas pour assurer une véritable stabilité politique et pour incarner une autorité forte à la tête de l'État. Même si une dissolution permettait une stabilisation du régime institutionnel, elle n’engagerait pas une stabilisation du système politique dans son ensemble.
Selon vous, quel serait le système politique le plus protecteur des droits sociaux et économiques des Françaises et des Français ?
Benjamin Morel. Le système démocratique reste le plus protecteur, dans la mesure où il garantit un contrôle du peuple sur ses droits. Toutefois, pour que ce contrôle s’exerce pleinement, encore faut-il disposer d’un espace public structuré et sain. Or ce n’est plus le cas. L’espace public actuel est profondément déstructuré et parasité par des logiques de conflictualisation entretenues par une partie du personnel politique. Au lieu de permettre une confrontation raisonnée des projets et des idées, il nourrit des tensions artificielles qui empêchent toute véritable refondation du système.
"Dans son essence, le modèle démocratique est conservateur sur les politiques sociales et économiques : il protège davantage l'acquis qu’il ne favorise l’innovation ou la projection dans le temps."
Le deuxième élément fondamental tient à notre capacité, ou plutôt à notre incapacité, à nous projeter sur le long terme. La question de la planification et de la construction d'une réflexion durable est devenue particulièrement complexe dans notre société contemporaine. En France, nous sommes d’autant moins aidés que nos modèles politiques reposent sur des alternances fortes et radicales. Chaque alternance construit sa pensée contre celle du gouvernement précédent, ce qui limite la capacité à s'inscrire dans une continuité d'action publique. À l'inverse, dans les pays où les coalitions sont plus courantes, on note une plus grande stabilité et une capacité accrue à projeter des politiques publiques à long terme.
Il est vrai que, dans son essence, le modèle démocratique est conservateur sur les politiques sociales et économiques : il protège davantage l'acquis qu’il ne favorise l’innovation ou la projection dans le temps. En conséquence, nous assistons aujourd'hui à un phénomène préoccupant, au lieu de mener de véritables politiques publiques structurelles, on tend à transformer certaines politiques en droits opposables.Le droit au logement en est un exemple emblématique. Plutôt que de construire une politique ambitieuse et durable de logement, nous avons préféré inscrire le droit au logement dans le registre des droits fondamentaux. Cette démarche traduit en réalité un palliatif, faute d'action structurelle, on cherche à compenser par la judiciarisation. Ce glissement témoigne d’une déficience de la démocratie, on sacralise des objectifs légitimes sans se donner les moyens d'une action publique cohérente et durable pour les atteindre.
Comment redonner vie à notre démocratie ?
L’abstention, notamment chez les jeunes, est un phénomène de plus en plus préoccupant. Or, selon certaines études, l’introduction d’un scrutin proportionnel bien calibré pourrait augmenter la participation des jeunes de près de 12 points. Quelles sont les causes de cette désaffection électorale et surtout, comment ce mode de scrutin pourrait-il renforcer l’engagement citoyen ?
Benjamin Morel. Si l'abstention touche particulièrement les jeunes, elle concerne également, de manière croissante, les moins jeunes. Il faut savoir que globalement, on observe une participation plus forte dans les systèmes électoraux fondés sur la proportionnelle. Le lien entre proportionnelle et hausse de la participation repose sur trois grands éléments.
"Globalement, on observe une participation plus forte dans les systèmes électoraux fondés sur la proportionnelle."
Le premier, et sans doute le plus important, est le rapport utilitariste que les citoyens entretiennent avec le vote. Aujourd’hui, je vais voter si je considère que mon vote peut véritablement servir à quelque chose, soit une logique très différente de l’attachement quasi "obligatoire" que les générations plus âgées peuvent encore avoir vis-à-vis du vote. Dans un scrutin majoritaire, si je suis dans une circonscription où la droite l'emporte systématiquement, et que je suis électeur de gauche (ou inversement), mon vote individuel n'a guère d'effet sur l’issue locale. Ce qui induit une démobilisation. A quoi bon voter si le résultat est joué d’avance ? À l'inverse, dans un scrutin proportionnel et à condition que la magnitude de la proportionnelle soit suffisante, c'est-à-dire que le nombre de sièges en jeu permette une réelle diversité de représentation, chaque voix compte. C'est l’une des principales explications du dopage de la participation observé dans les systèmes proportionnels.
Le deuxième élément est d'ordre territorial, dans un scrutin majoritaire, certains territoires sont considérés comme perdus d'avance pour certains partis. Ces territoires sont alors abandonnés par les organisations politiques. Cela se traduit par peu ou pas d'investissement en moyen et de présence militante. À l’inverse, dans un modèle proportionnel, tous les territoires comptent. Prenons l'exemple de l'Allemagne, quel que soit l’endroit, les partis sont incités à aller parler aux électeurs, car chaque voix a du poids dans la composition de l'assemblée. Cela renforce mécaniquement la mobilisation sur l’ensemble du territoire.
Le troisième élément concerne la nature même de la mobilisation électorale. Dans un scrutin majoritaire, il existe des phénomènes de surmobilisation clientéliste. On se mobilise non pas pour des raisons politiques ou idéologiques, mais par intérêt personnel ou local, pour rendre service, obtenir une faveur, etc. Ce type de mobilisation, bien que souvent limité géographiquement, est caractéristique du scrutin majoritaire. Or, avec un scrutin proportionnel, cette surmobilisation clientéliste serait mécaniquement bien moindre, car l'incitation à voter serait avant tout politique et programmatique.
Si la proportionnelle, tant plébiscitée par certains partis politiques, venait à être introduite en France, quel modèle vous semblerait le plus adapté et quel chemin politique et juridique faudrait-il emprunter ?
Benjamin Morel. Pour passer à un scrutin proportionnel, le chemin juridique est très simple. Il suffit d’une loi ordinaire. Il n'est pas nécessaire, en principe, de procéder à une révision constitutionnelle, même s'il serait préférable d’adapter en parallèle le cadre organique pour traiter certaines questions annexes telles que les suppléances, les inéligibilités, etc.
Lorsqu’on a changé de monde de scrutin en 1986, il n’y avait pas de majorité pour voter une loi organique. on s'est donc contenté d'une loi simple. Historiquement, il est également intéressant de rappeler que le Général de Gaulle était favorable au scrutin proportionnel en 1944. Il y voyait un moyen de fragiliser les communistes et d’assurer une meilleure représentation. Par la suite, il devient partisan du scrutin majoritaire à deux tours, tandis que Michel Debré plaidait pour un scrutin majoritaire à un tour. Mais tous deux étaient d’accord sur un point essentiel : le mode de scrutin devait relever de la loi, car il n’était pas une fin en soi. C’est un instrument, pas une valeur en tant que telle et il est par conséquent légitime de le changer dès lors qu’il ne permet plus d’allier gouvernabilité et représentativité.
S’agissant du choix du modèle de proportionnelle, deux mauvaises pistes doivent, selon moi, être écartées avant d'ouvrir des voies plus intelligentes.
La première mauvaise piste serait de revenir à l’idée de la proportionnelle départementale, héritée de la troisième République. Le premier grand critique de ce mode de scrutin n’est d'ailleurs autre que Léon Blum. Revenir à une proportionnelle départementale, comme en 1986, poserait trois problèmes majeurs. D'abord, la magnitude électorale serait très variable, dans la Corrèze, vous avez un seul député ; à Paris, dix-huit. Cela implique des campagnes très différentes d’un territoire à l’autre et complique la lisibilité du scrutin. Ensuite, cela créerait des divergences majeures de représentativité. Dans un département comme le Vaucluse (deux députés), il faudrait théoriquement 35 à 50 % des voix pour obtenir un élu, contre seulement 5 % à Paris. Et enfin, cela figerait à nouveau les alliances politiques. Un député socialiste élu dans un département à deux ou trois sièges serait totalement dépendant de la solidité de son alliance locale. Si la gauche part désunie et le centre uni, l’élu est perdu. Changer d’alliance deviendrait politiquement suicidaire, ce qui verrouillerait durablement les blocs politiques. Ce n'est pas un hasard si, dans aucun pays européen, les circonscriptions électorales ont aussi peu de députés qu’en France. Il faudrait donc penser à des circonscriptions plus larges pour obtenir un effet plus représentatif et pour libérer les dynamiques d’alliances.
La deuxième mauvaise piste serait d’opter pour une dose de proportionnelle. Le scrutin majoritaire a peu de variables : nombre de tours, seuil de maintien au second tour, taille des circonscriptions. Si l’on introduit une dose de proportionnelle aux législatives, 10% par exemple, il faudra fusionner les circonscriptions. Mais cette fusion tend toujours à homogénéiser les résultats, et à affaiblir la représentativité du scrutin majoritaire. Par ailleurs, l’élection d’un député au scrutin majoritaire repose sur des alliances dès le premier tour. La dose de proportionnelle n’élimine ni la logique de cloisonnement politique, ni les travers du scrutin actuel.
Sur les modalités de la proportionnelle, il existe deux enjeux majeurs à traiter. Le premier consiste à former des majorités. Pour éviter une balkanisation excessive du Parlement, il faut instaurer un seuil minimal de représentativité. En Israël, ce seuil est fixé à 3,25%, en Allemagne et en Autriche, à 5%. Ces seuils permettent de rationaliser la vie politique en limitant le nombre de groupes parlementaires (six en Autriche, cinq en Allemagne).
La seconde piste nous amène à l'introduction d’une prime majoritaire, mais de manière intelligente. Il ne s’agirait pas d’imiter les municipales françaises (prime de 50%), ni les régionales (25%), mais d’envisager une prime modeste, autour de 10%. La réforme italienne de 2015 est en ce sens intéressante, car elle instaure une prime majoritaire par apparentement. Chaque liste se présente séparément, mais peut s'apparenter à d'autres listes proches après l’élection. Si le total de ces listes apparentées atteint un certain seuil (par exemple 45 %), la prime leur permet d'atteindre la majorité absolue. Cela évite de donner un poids disproportionné à des micro-partis "charnières" et clarifie le paysage politique.
Enfin, l’ancrage territorial doit aussi être préservé, et trois options existent pour y parvenir. La compensation individuelle à l'allemande, qui implique qu’une partie des députés est élue au scrutin majoritaire uninominal à un tour, l'autre partie sur des listes proportionnelles, avec un mécanisme de correction pour respecter l'équilibre global. Ensuite, la proportionnelle compensatoire par département, comme cela fut fait en 1946. On réalise un scrutin proportionnel départemental, puis on repêche des élus supplémentaires pour garantir une proportionnalité nationale. Et enfin, des listes régionales ou nationales avec fléchage territorial, sur le modèle des élections régionales françaises.
Le mot de la fin
Benjamin Morel, auriez-vous un dernier mot pour Les Voies ?
Benjamin Morel. Il faut continuer à croire en la politique. Aujourd’hui, les deux principaux maux de la vie politique française tiennent à deux crises profondes, la crise des partis politiques et la crise de la réflexion politique.
Les partis sont devenus structurellement trop faibles. Ils ne produisent plus de pensée et choisissent depuis des décennies de l’externaliser vers des think tanks ou des consultants. Or, lorsqu'une formation politique cesse de penser par elle-même, elle cesse de penser tout court. Dans ce contexte, ce que vous faites au sein des Voies est fondamental. Il est vital de reconstruire des lieux de réflexion autonomes, structurés et exigeants.
C’est cette capacité à penser collectivement qui permettra, demain, de redonner à l’action publique une vraie consistance. J’espère que votre travail portera ses fruits. Car si l’on va dans le mur sans avoir pris le temps d’y réfléchir, il est certain que l’on ne pourra pas l’éviter.