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Laïcité en France : histoire, enjeux actuels et défis du retour du religieux

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« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
Article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État


Le principe de laïcité occupe une place singulière en France depuis 120 ans maintenant. Inscrit à l’article 1er de la Constitution et fondé sur la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, il faut dire que ce principe est à la fois un héritage historique, un principe juridique et une valeur cardinale du pacte républicain qui revient sans cesse au centre du débat public. Les assassinats de Samuel Paty (2020) et de Dominique Bernard (2023), les controverses récurrentes sur les signes religieux dans l’espace scolaire, les tensions autour de pratiques cultuelles dans l’espace public, ou encore les remises en cause explicites ou implicites de la loi de 1905 témoignent de ce retour d’un sujet que l’on croit souvent à tort apaisé.

Pour comprendre cette situation, il faut prendre la mesure d’un double mouvement. La laïcité est d’abord une construction historique longue, progressive, conquise au prix de conflits politiques et philosophiques intenses. Elle se trouve parallèlement confondue dans l’imaginaire collectif français avec la sécularisation et le recul du religieux, deux phénomènes qui ont longtemps donné l’illusion que la laïcité était dans les faits acquise. Or, le retour de la donne religieuse dans le monde contemporain a rebattu les cartes.

Cette note de réflexion entend dépasser le seul constat pour proposer des orientations claires en faveur d’une laïcité effective. Au sein des Voies, nous affirmons le rôle déterminant de l’école dans la transmission de ce principe, en soulignant la nécessité de former les personnels, de clarifier les contenus et d’assumer un soutien institutionnel sans ambiguïté. Nous mettons également en évidence le besoin de structurer davantage l’action publique face aux situations du quotidien, par la mise en réseau de référents laïcité et la cohérence des réponses apportées sur le territoire. Nous insistons par ailleurs tout au long de cette note sur la nécessité de renforcer l’environnement républicain dans lequel s’inscrit la laïcité, en mobilisant services publics, collectivités et acteurs de proximité. Considérons que cette note est l'Acte I de nos propositions sur la laïcité.




Devoir d’histoire : la laïcité est une conquête historique forgée par deux siècles de conflits politiques


Des Lumières à la Révolution : l’affirmation d’un espace politique autonome

L’idée de laïcité tire ses racines dans la philosophie des Lumières. Voltaire dénonçait à l’époque la confusion du politique et du religieux comme source de fanatisme : « que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? » (Traité sur la tolérance, 1763). Ce texte est fondateur de l’esprit laïque tel qu’il existe aujourd’hui. En réagissant à l’affaire Calas, Voltaire y dénonce la confusion meurtrière qui régnait entre les convictions religieuses et les décisions de justice et affirme que la pluralité des croyances est une garantie contre le fanatisme.

Pour Voltaire, l’État n’a pas à déterminer la vérité religieuse puisque sa mission consiste uniquement à assurer la coexistence pacifique des cultes et la liberté pour à chacun de croire. Ce terreau philosophique prépare ainsi le basculement opéré par la Révolution française, qui posera les premiers jalons institutionnels de la séparation entre le pouvoir civil et les autorités religieuses.

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 affirme la liberté de conscience comme un droit naturel en son article 10 : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Le symbole du transfert aux communes de l’état civil en 1792 ouvre d'ailleurs la voie à une séparation de l’Église et de l’État qui était jusqu'ici encore en gestation. Il faut toutefois relativiser cela car l’avènement de Napoléon au pouvoir va ramener la France vers une situation de concorde avec le Vatican. Le Concordat de 1801 reconnaît à ce moment les cultes et encadre leur fonctionnement, mais il est vraiment difficile d’y lire une œuvre de séparation des Églises et de l’État.

L’historien Jean Baubérot décrit la laïcité française comme le produit de seuils successifs dont le premier, au XIXᵉ siècle, voit émerger une laïcité de combat pour libérer l’État et la société de l’hégémonie du catholicisme dit institutionnel qui structure encore profondément la vie publique. Ce premier âge n’est pas hostile aux religions en tant que telles et va plutôt chercher à établir les conditions d’une autonomie du pouvoir politique, notamment grâce à la création d’une école publique indépendante des autorités ecclésiastiques. Cette laïcité repose à proprement parler sur la volonté de protéger l’État de toute tutelle religieuse. C’est ce qui va constituer la matrice de la loi de 1905 avec la liberté de conscience, l’égalité des citoyens et la neutralité des institutions qui se retrouveront au cœur du projet républicain.


Du XIXᵉ siècle à 1905 : la longue marche vers la séparation

La IIIᵉ République opère un tournant décisif dans la construction de la laïcité grâce aux lois Ferry de 1881-1882 qui instaurent une école gratuite, obligatoire et laïque et rompt définitivement avec le monopole éducatif des congrégations.

Cette réforme majeure va ouvrir une séquence de vives tensions entre un État républicain qui entend former des citoyens et une Église catholique qui se voit encore comme gardienne de l’instruction morale. La querelle des congrégations illustre d’ailleurs parfaitement cette confrontation. La loi de 1880 relative à la liberté de l’enseignement supérieur, puis celle de 1901 qui crée les contrats d’association soumettent les ordres religieux à un régime d’autorisation ce qui provoque à l’époque un affrontement politique et social d’ampleur incroyable.

Enfin, comment ne pas faire référence à l’affaire Dreyfus (1894–1906) qui constitue un moment de cristallisation par excellence avec d’un côté le soutien massif d’une partie du clergé aux antirépublicains, et de l’autre, le rôle de la presse dans la diffusion du discours anti-dreyfusard, qui convaincra une large part de la gauche que l’emprise de l’Église constitue un obstacle à la justice, à la raison et à l’égalité des citoyens. Ces épisodes sont l’arrière-plan d’une laïcité conçue comme la garantie d’un espace civique affranchi des dogmes dans le but de préparer le terrain idéologique et institutionnel de la séparation de 1905.

Jean Baubérot considère que la loi du 9 décembre 1905 est l’aboutissement d’un compromis mûri au terme de soixante ans de tensions et de recompositions. Les républicains anticléricaux voulaient protéger durablement l’État d’une emprise ecclésiastique encore puissante, quand les catholiques modérés cherchaient à garantir la liberté du culte face aux tentations hostiles d’une partie de la gauche radicale.

C’est ici que le génie d’Aristide Briand s’est exprimé, grâce à un texte fait d’équilibres avec d’une part, l’affirmation de la liberté de conscience à l’article premier et l’organisation d’une séparation apaisée qui a reposé sur le compromis (à bon entendeur). Il faut ici retenir que la loi n’a pas « arraché » la religion à la société, elle a au contraire permis à toutes les convictions religieuses (ou non) de coexister sans se disputer le contrôle de la puissance publique. C’est cette architecture à la fois ferme dans ses principes, et mesurée dans ses modalités de mise en œuvre qui explique qu’elle demeure une loi de concorde aujourd’hui encore.



Depuis 1905 laïcité et recul de la religion sont souvent allés de pair pouvant générer un amalgame

Le XXᵉ siècle est marqué en France par un recul profond et continu du fait religieux, dont les sociologues comme Danièle Hervieu-Léger ont analysé la portée. Dans Catholicisme, la fin d'un monde (2003), elle montrait que la pratique dominicale qui concernait encore près de 27% des Français dans les années 1950, était tombé à moins de 10% dans les années 1990, pour atteindre aujourd’hui environ 4 à 5% selon les enquêtes IFOP. Le nombre de prêtres ordonnés s’effondre parallèlement (1000 à 1200 ordinations annuelles dans les années 1930 versus 90 en 2025).

Cette déprise touche également le judaïsme et le protestantisme. Danièle Hervieu-Léger interprète ce mouvement comme une « démobilisation religieuse » liée à l’individualisation croissante des croyances et à la perte d’emprise des institutions sur les trajectoires spirituelles. Dans les faits, le prisme religieux cesse d’être un cadre collectif de la société moderne.

Il faut également souligner que tout au long du XXᵉ siècle, l’influence normative du catholicisme va s’effriter au rythme des grandes réformes sociétales. L’avènement du divorce par consentement mutuel en 1975, ou encore la légalisation de la contraception en 1967 et de l’interruption volontaire de grossesse en 1975, marquent autant de ruptures où l’État s’affranchit explicitement des prescriptions religieuses pour poser un cadre juridique fondé sur l’autonomie individuelle.

René Rémond considère dans Religion et société en Europe que cette évolution est emblématique de la sécularisation du droit. C’est à dire que les normes qui régissent la vie familiale, la filiation ou la sexualité relèvent désormais d’une légitimité démocratique et non plus d’une autorité transcendante.


En comparant avec d’autres pays, nous aurions dû comprendre que laïcité et recul du fait religieux ne sont pas nécessairement liés

Notons ici que l’un des contresens les plus persistants dans le débat français consiste à croire que la laïcité produirait mécaniquement la sécularisation. Or rien n’est plus faux et c'est l 'histoire américaine qui en fournit la démonstration la plus éclatante. Dès 1787, la Constitution fédérale et le Premier Amendement en 1791 instaurent un régime de séparation d’une rigueur absolue. Il n’existe pas de culte officiel, il ne peut pas y avoir d'intervention de l’État dans les affaires religieuses et la liberté de conscience est étendue à un degré inédit pour l’époque. Sur le plan institutionnel, la laïcité américaine est sans ambiguïté.

Et pourtant, la vie spirituelle occupe une place constitutive de l’identité américaine. La devise « In God We Trust » apposée sur les pièces de monnaie pendant la guerre de Sécession fut ensuite généralisée aux billets en 1957 dans le climat de la guerre froide et s’est finalement imposée comme un marqueur national.

La Turquie offre un second contrepoint tout aussi instructif à l’idée selon laquelle la laïcité ferait naturellement reculer l’ordre religieux. Lorsque Mustafa Kemal Atatürk fonde la République en 1923, son projet repose sur la modernisation du pays en l’alignant sur les standards politiques et juridiques de l’Europe. La laïcité (la laiklik) devient ainsi un instrument de transformation nationale. Inscrite dans la Constitution en 1937, elle va s’accompagner d’un arsenal de réformes radicales comme l’abolition du califat, la fermeture des medrese (écoles coraniques), l’interdiction des confréries (tarikat) et l’adoption d’un code Civil directement inspiré du modèle suisse. Tout semble alors indiquer la volonté d’ériger une séparation nette entre l’État et le religieux.

Mais cette laïcité est une laïcité d’ingénierie politique portée par l’appareil d’État et par l’armée, et non le résultat d’une évolution sociale profonde. Car la société turque ne s’est pas pour autant sécularisée. Bien au contraire, les pratiques, les sociabilités, les fêtes, les rites, les identités, tout cela est resté structuré par l’islam. Atatürk lui-même, dès 1924 créa la Direction des affaires religieuses (Diyanet) pour confier à l’État la mission de financer et d’encadrer l’islam sunnite. La République turque a ainsi gouverné l’ordre religieux à l’époque. Lorsque Recep Tayyip Erdoğan a progressivement desserré les contraintes kémalistes, la vitalité religieuse a aussitôt trouvé des canaux politiques extrêmement vigoureux. L’islam social a ainsi réinvesti l’espace public avec une intensité que les promoteurs originels de la laiklik n’avaient pas envisagée.

À l’inverse du récit linéaire auquel la France s’est longtemps habituée, l’affaiblissement de l’influence religieuse institutionnelle n’est jamais garanti. Et surtout, il dépend moins des textes que de la manière dont une société consent ou non à s’approprier l’idée même d’un espace politique autonome.


Le retour du religieux et l’émergence de nouveaux défis pour la laïcité

Gilles Kepel dans La Revanche de Dieu démontre que le fait religieux connaît un renouveau inattendu à l’échelle mondiale avec la montée de l’islam politique à partir de la révolution iranienne de 1979, mais aussi l’essor du protestantisme évangélique dans les Amériques et en Afrique, la recomposition du judaïsme orthodoxe. Kepel interprète ce phénomène comme une réaction aux excès de notre société individualiste,

Comme le montre par ailleurs Olivier Masclet dans La gauche et les cités: enquête sur un rendez-vous manqué, le retour du religieux trouve aussi son origine dans l’abandon progressif de certains territoires par la puissance publique. Dans de nombreux quartiers populaires, les années 1980-2000 ont été marquées par la désindustrialisation, l’effondrement des services publics, la fragilisation du tissu associatif et l’incapacité de l’État à offrir une présence éducative stable.

Dans cet espace laissé vacant, des acteurs religieux souvent minoritaires et très organisés ont progressivement occupé le rôle d’intermédiaires sociaux, de référents moraux ou de pourvoyeurs de solidarité, suppléant parfois l’école, les clubs de quartier ou les services sociaux. Le religieux devient alors une offre identitaire et communautaire là où la République n’est plus perçue comme une force d’intégration ni comme une source d’horizon collectif.

Cette dynamique relève donc en premier lieu d’un vide républicain : là où l’État se retire et où les institutions peinent à répondre aux besoins sociaux, d’autres normes y compris religieuses s’imposent comme recours.

Ce retour du religieux dans l’espace public français trouve une de ses premières manifestations spectaculaires dans la controverse autour du port du voile à l’école. L’affaire de Creil, en 1989, marque un tournant : pour la première fois, un signe religieux visible devient l’objet d’un débat national sur la compatibilité entre liberté de conscience, égalité des sexes et neutralité scolaire.

Ce qui aurait pu rester un incident local révèle en réalité une tension plus profonde : l’école républicaine se retrouve confrontée à des revendications identitaires qui redéfinissent les frontières du commun. La multiplication des affaires similaires dans les années 1990 conduit le législateur à intervenir, aboutissant à la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles dans les établissements publics d’enseignement.

Cette loi vient réguler la réapparition du religieux comme marqueur visible et volontaire dans des espaces où il avait quasiment disparu. Le débat sur le voile devient ainsi un symbole puissant du retour du religieux dans la sphère publique, révélant à la fois les limites du modèle d'assimilation à la française et la nécessité de réaffirmer la laïcité comme cadre garant de l’égalité et de la liberté de tous.

Mais ce retour du religieux s’accompagne aussi, dans certains contextes, de l’émergence de formes de radicalisation qui dépassent largement la question des pratiques ou des identités visibles. Comme l’ont montré Hugo Micheron ou Gilles Kepel, une minorité d’acteurs mobilise la religion comme vecteur de rupture avec la société environnante, en contestant frontalement la légitimité des institutions républicaines. Cette radicalisation n’est pas d’abord théologique : elle est sociale, territoriale et politique. Elle se nourrit de ce que le rapport de la mission parlementaire sur le séparatisme a appelé une « fragmentation du commun » , c’est-à-dire l’affaiblissement des espaces, des normes et des institutions qui permettaient autrefois de fabriquer du collectif.

Dans certains quartiers, l’emprise de groupes religieux rigoristes ou d’imams autoproclamés s’exerce sur la vie quotidienne, la scolarité, les rapports de genre ou les solidarités locales, créant des formes de contre-société qui rivalisent avec les cadres républicains.



L’école doit redevenir le premier lieu d’expression et de protection de la laïcité

Revenons sur un point central, la laïcité permet à des personnes aux convictions différentes et parfois même opposées de cohabiter dans un même espace politique sans que l’une prenne le pas sur les autres. En ce sens, la laïcité est un principe universaliste qui rend possible l’unité du peuple et n’a jamais été un instrument d’exclusion, contrairement à ce qu’affirment parfois ses détracteurs.

La laïcité est la garantie que nulle religion ne dominera la sphère publique, et que chacun pourra exercer ses droits sans crainte de pression spirituelle.

Ici, l’école occupe une place à part. Depuis les lois Ferry, cette institution a pour vocation de donner à chaque enfant les moyens d’accéder à une vie émancipatrice en tant que lieu de transmission des savoirs certes, mais son rôle va bien plus loin. Si l’on y réfléchit, c’est aussi le premier endroit où nous apprenons à vivre avec d’autres individus et à nous forger un jugement autonome.

Une classe réunit des élèves issus de milieux sociaux, culturels et religieux différents (en tout cas idéalement). Ils y découvrent des règles communes, un même programme, un même bulletin, les mêmes exigences. Ils y font l’expérience concrète de la pluralité grâce au travail en groupe, aux débats organisés sur l’analyse de l’actualité, ou face à une œuvre littéraire ou à un événement historique. L’école reste l’un des très rares lieux où cette mise en commun se produit encore à grande échelle. C’est pour cette raison qu’elle constitue aujourd’hui l’un des principaux leviers pour faire vivre la laïcité.

Pour que l’école assume pleinement ce rôle, il faut d’abord donner aux enseignants et aux personnels des outils solides. Notre proposition première consiste à instaurer une formation obligatoire à la laïcité, intégrée au temps de service et structurée comme un parcours pluriannuel pour tous les personnels éducatifs. Ce parcours comporterait trois volets indissociables : un module d’histoire et de droit de la laïcité, un module d’analyse de situations concrètes rencontrées dans les établissements (contestations de cours, signes religieux, pressions sur des élèves, demandes d’accommodements) avec étude de cas et réponses types et un module d’outils relationnels (communication avec les familles, gestion de conflit, conduite de réunion) pour permettre aux équipes de traiter les tensions qui ne peuvent pas être improvisées. Cette formation devrait également figurer dans les maquettes des INSPE pour les futurs enseignants et dans le plan académique de formation continue pour les personnels en poste, avec une validation régulière. La laïcité deviendrait alors une compétence professionnelle explicite, soutenue par l’institution, et non un fardeau laissé à l’initiative individuelle comme c’est le cas aujourd’hui.

Programme spécial « école de la laïcité »

Ensuite, les élèves doivent apprendre concrètement ce que signifie vivre dans un cadre laïque. Nous proposons que toutes les écoles puissent faire partie du programme spécial « école de la laïcité », avec un horaire national garanti (au moins une heure hebdomadaire obligatoire au collège et au lycée), porté par des enseignants formés, et structuré autour de quatre axes : histoire de la laïcité et des libertés publiques, philosophie politique moderne et Lumières, grandes lois et décisions de justice, esprit critique et méthode scientifique. À chaque niveau, les contenus seraient définis nationalement : distinction entre croyance, opinion et connaissance en fin de primaire ; travail sur la Déclaration des droits de l’homme, la loi de 1905 et des décisions du Conseil constitutionnel au collège ; mise en regard de textes de Voltaire, Condorcet ou d’auteurs contemporains avec des affaires de presse récentes au lycée. Les enseignants s’appuient pour cela sur une « mallette laïcité » nationale rassemblant textes, images, caricatures historiques, extraits d’ouvrages, décisions de justice et études de cas récentes accompagnées de pistes pédagogiques. La laïcité deviendrait ainsi un objet d’apprentissage structuré, évalué et assumé comme tel, au même titre que les autres savoirs fondamentaux.

Protocole national de soutien institutionnel en matière de laïcité

L’école a également besoin d’un soutien institutionnel lisible. Aujourd’hui, de nombreux chefs d’établissement et enseignants se trouvent confrontés à des pressions ou à des contestations. C’est le cas des refus d’assister à certains cours, des tensions autour des tenues des élèves, des remarques sur des contenus jugés « contraires » à une croyance. Face à ces situations, une chaîne hiérarchique claire, réactive, capable de prendre position et d’assumer publiquement les décisions, joue un rôle décisif. Nous proposons ainsi d’instaurer un protocole national de soutien institutionnel en matière de laïcité, obligatoire pour tous les rectorats et toutes les académies. Ce protocole fixerait les délais de réponse précis en cas d’incident : signalement par l’établissement, accusé de réception sous 48 heures, position écrite sous 7 jours. Ce protocole permettrait par ailleurs d'activer systématiquement la protection fonctionnelle lorsqu'un membre du personnel est mis en cause. Et chaque académie devrait être dotée d’une cellule laïcité composée de juristes, d’inspecteurs et de communicants. Cette cellule accompagnerait les chefs d’établissement, rédigerait les courriers de réponse aux familles, préparerait les éléments de langage pour les médias locaux, et produirait une décision motivée qui pourrait servir de référence à l’ensemble du territoire. Un tableau de bord national recenserait les principaux incidents, les délais de traitement et les réponses apportées pour suivre l’application du cadre et ajuster les moyens.

La neutralité de l’espace scolaire forme un pilier concret de la laïcité, parce qu’elle touche la vie quotidienne des élèves et des familles. Elle engage les contenus enseignés, les affichages dans les couloirs et les salles, l’organisation des fêtes et cérémonies, les règles de vie scolaire, les sorties, les activités sportives, la restauration, les demandes liées aux pratiques religieuses. Cette neutralité définit un espace commun où chacun reçoit le même traitement, indépendamment de son appartenance réelle ou supposée. Elle donne de la lisibilité aux règles : mêmes exigences pour tous, mêmes droits et mêmes devoirs, mêmes repères dans tous les établissements publics du pays. Dans cet espace, les convictions restent une affaire intime et la référence commune devient la loi, le savoir et le règlement intérieur.

Code national de neutralité scolaire

Pour que ce principe produise des effets, l'adoption d’un code national de neutralité scolaire, avec des règles identiques pour tous et des marges d’interprétation limitées nous paraît essentiel. Ce code comprendrait un règlement intérieur type, une charte de laïcité repensée et opérationnelle, un cadrage pour les tenues et signes ostensibles, un cadre pour les parents accompagnateurs lors des temps d’enseignement, des règles pour la restauration (menus et demandes spécifiques) et pour les absences lors de fêtes religieuses, ainsi qu’une procédure standard pour traiter les demandes particulières. Chaque début d’année, l’établissement présenterait ce cadre lors d’une réunion avec les familles, le remettrait sous forme écrite, l’expliquerait en plusieurs langues si nécessaire et l’inscrirait à l’ordre du jour du conseil d’école ou du conseil d’administration. De cette façon, la neutralité cesse d’être un mot d’ordre abstrait et devient un ensemble de règles stables, comprises, discutées, appliquées, qui protègent réellement les élèves, les enseignants comme les chefs d’établissement.

Pacte local éducation-laïcité

Enfin, l’école joue son rôle de pilier laïque lorsque le quartier autour d’elle tient debout. Dans de nombreux territoires, les équipes enseignantes affrontent seules la pauvreté, les trafics, la défiance envers les institutions, les discours identitaires et le retrait des services publics. Raison pour laquelle, autour de chaque établissement situé en zone prioritaire, il faut imaginer de mettre en place un pacte local éducation-laïcité qui engage à la fois l’État, la commune, le département, les associations d’éducation populaire, les acteurs culturels et sportifs. Ce pacte identifie des objectifs très concrets : présence d’adultes référents aux abords de l’établissement, offre d’études surveillées, soutien scolaire, ateliers de lecture, accès facilité aux bibliothèques, clubs de débat pour les élèves, médiation avec les familles. Il s’accompagne d’une enveloppe pluriannuelle dédiée, signée entre l’Éducation nationale, la collectivité locale et les services de l’État, avec des indicateurs simples : fréquentation des dispositifs, climat scolaire, continuité de la scolarité, incidents liés à la laïcité. L’école obtient ainsi des alliés visibles et stables, ce qui renforce sa légitimité dans le quartier.

Ce pacte local doit s’articuler avec une présence renforcée de la République dans les services publics du quotidien. A l’avenir, toute école classée en éducation prioritaire devra être accompagnée d’une maison de quartier, d’une bibliothèque accessible et d'une offre sportive structurée dans son périmètre. Dans les territoires les plus fragiles, l’État et les collectivités nécessitent de cibler leurs investissements sur la rénovation ou l’ouverture de médiathèques, l’adossement de maisons France services aux établissements scolaires, le financement d’associations laïques de terrain, le développement de postes de médiateurs scolaires et de travailleurs sociaux dédiés au lien école-familles.

L’école doit être pensée comme le centre d’un écosystème cohérent. La laïcité se vit dans la classe, mais aussi au centre social, à la bibliothèque, dans le club sportif, dans les temps périscolaires qui prolongent le travail des enseignants. C’est ce qui renforce le sentiment d’appartenance à une même communauté.


Créer un réseau de référents laïcité pour rompre la solitude des acteurs confrontés à la laïcité au quotidien


Les questions relatives à la laïcité sont devenues, pour de très nombreux agents publics, un enjeu quotidien. Qu’il s’agisse d’un refus de serrer la main d’une élue lors d’un mariage, d’un refus d’ôter son voile pour une photo d’identité, d’une demande d’autorisation d’absence pour une fête religieuse, d’un conflit dans une cour d’école pendant le ramadan, d’un créneau de piscine demandé pour des femmes seules, d’une association demandant une subvention jouant sur la frontière poreuse entre « cultuel » et « culturel », ou encore de la gestion des grandes prières annuelles dans l’espace public. Chaque jour apporte son lot de situations où les principes de neutralité, d’égalité, de liberté de culte ou de non-prosélytisme doivent être interprétés et appliqués dans le concret.

A cela s’ajoutent des questions plus structurelles : la gestion des carrés confessionnels au cimetière, les demandes alimentaires à la cantine scolaire ou encore les tensions autour de la déscolarisation et de l’instruction à domicile. Soyons francs, ces situations mettent à l’épreuve les agents, les chefs d’établissement, les agents d’état civil, les directeurs de centres sociaux, les médiateurs et les travailleurs sociaux qui se retrouvent souvent seuls pour apprécier la bonne réponse juridique et humaine à apporter. La laïcité peut devenir un exercice de discernement permanent, où l’erreur d’interprétation peut fragiliser à la fois l’autorité de la République et la cohésion sociale. C’est cette solitude opérationnelle qui constitue l’un des angles morts du débat public.

Certes, des outils existent. Le guide de l’Association des maires de France (AMF) fournit un socle juridique solide pour les collectivités ; le Conseil des sages de la laïcité, rattaché au ministère de l’Éducation nationale, produit des analyses et des repères conceptuels précieux ; d’autres institutions publient chartes, études de cas et recommandations qui constituent une base indispensable pour les professionnels.

Mais ces outils, tous utiles qu’ils soient, ne remplacent pas un réseau de terrain, capable d’accompagner les agents en situation, d’offrir une expertise réactive, de mutualiser des pratiques, de constituer un espace d’échange sécurisé et d’éviter que chacun réinvente seul la bonne réponse.

C’est pourquoi les travaux engagés par Pierre-Henri Tavoillot, visant à structurer un réseau national de référents laïcité, sont aujourd’hui d’une importance capitale. Ils permettent de sortir les agents de leur isolement, d’harmoniser les réponses, de sécuriser juridiquement les pratiques et de renforcer l’unité du service public face aux pressions, aux incompréhensions ou aux dérives séparatistes. En dotant chaque territoire d’un interlocuteur identifié, formé, joignable et reconnu, la République se donne les moyens de faire vivre au quotidien la laïcité comme un principe de concorde au quotidien.


La République doit être respectueuse des croyances mais ferme sur la neutralité de l’État. Raison pour laquelle il faut consacrer et protéger la liberté de croire, de ne pas croire, de changer de conviction, de vivre ensemble sans qu'un dogme ne s’impose à nouveau à la sphère publique. Dans ce travail, l’école occupe une place particulièrement importante et encore trop sous-estimée. Puisqu’il s’agit du lieu où l’on apprend réellement à faire société, c’est le premier espace d’expression et de protection de la laïcité.La laïcité est un incroyable horizon de liberté qui exige tout à la fois de faire preuve de clarté, de courage, de pédagogie et de ténacité. Et parce qu’elle nous rassemble, elle mérite également que l’on se batte aujourd’hui pour la protéger.


Par Grégory Bozonnet pour Les Voies.