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Encore grande impensée du travail, quelle place accordons-nous aux séniors ?

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Le vieillissement de la population active est un fait désormais irréfutable. Et pourtant, on constate assez facilement que la manière dont les entreprises et les institutions intègrent cette évolution reste à bien des égards défaillante. En France, de nombreux actifs voient leur avenir professionnel se fragiliser à partir de 45 ans. Cela se traduit par moins de formations, moins de promotions et surtout moins de recrutements. L’âge devient alors un facteur de ralentissement de l’évolution de la carrière et mène parfois jusqu'à l'exclusion. Et ce paradoxe entre l'allongement du temps de travail et la précarisation des fins de parcours a longtemps été l'un des grands angles morts du débat public.

C’est dans ce contexte que le mouvement Les Voies a souhaité donner la parole à deux acteurs engagés, à l’origine d’une initiative originale et percutante. Nicolas Boudot, président de TBWA\Corporate, et Nicolas Bordas, Vice-Président international de TBWA\Worldwide, ont lancé sur LinkedIn une opération de mobilisation inédite : The Senior @Work. Ils ont ainsi imaginé une entreprise fictive composée uniquement de séniors pour interpeller la communauté, tout en détournant les codes du réseau social professionnel sur lequel nous opérons.

Ce qui pouvait apparaître comme un simple geste de communication s’est en réalité mué en levier de conscientisation, relayé par des centaines de professionnels et dépassant largement le secteur de la publicité. Dans cet entretien croisé, Amandine Rogeon revient avec eux sur les blocages culturels et structurels propres à la France, les leviers de transformation à activer, les limites d’une régulation par quotas et bien sûr (comme toujours) les enseignements venus d’autres pays européens. Une réflexion salutaire pour repolitiser le rôle de celles et ceux que le monde du travail tend trop souvent à oublier.

Une prise de conscience à l’ère du vieillissement actif

Vous avez lancé sur LinkedIn une initiative originale baptisée The Senior @Work, qui a interpellé de nombreux acteurs économiques. Pouvez-vous revenir sur la genèse de cette démarche et ce qu’elle dit de notre rapport collectif à l’âge et au travail ?

Nicolas Boudot. L’idée est née d’un constat très simple, nous serons tous, un jour ou l’autre, des séniors au travail car la jeunesse est la seule qualité qui ne dure pas. Et pourtant, notre société continue d’en parler comme d’une catégorie à part. En mars 2024, ma prédécesseure a décidé de créer The Senior @Work dont je cultive l’héritage, une vraie-fausse entreprise, lancée sur LinkedIn pour créer une prise de conscience à la fois symbolique et virale.

Beaucoup considèrent qu’on est senior à partir de 45 ans. En entreprise, cela signifie qu’une part croissante des actifs est aujourd’hui perçue comme déjà vieillissante, alors même que leur parcours professionnel est encore long. Je considère qu’il faut sortir de cette logique réductrice. Les séniors doivent être considérés non comme un problème RH mais comme des ressources stratégiques puisqu'ils détiennent la mémoire de l’organisation, une capacité de recul précieuse et un sens du collectif forgé par l’expérience.

Si la jeunesse est une chance, elle n’est pas une compétence et inversement, l’expérience doit donc être pensée comme un actif.

Nicolas Bordas. L’initiative The Senior @Work est née à la croisée d’une intuition personnelle et d’un constat professionnel. Nous avions mené en 2024, au sein de l’agence TBWA\Corporate, une étude sur la perception de l’âge dans le monde du travail, croisant le regard des DRH et celui de l’opinion publique. Le diagnostic était clair, il existe une forme de déni collectif autour de la valeur que représentent les séniors. Alors même que les dirigeants politiques ou économiques sont souvent âgés, que les PDG du CAC 40 dépassent pour la plupart les 55 ans, les séniors dans l’entreprise sont invisibilisés et parfois même exclus.

Nous avons alors voulu provoquer une prise de conscience en utilisant les outils que nous maîtrisons, à savoir ceux de la communication. L’idée consistait à détourner les codes de LinkedIn pour créer une vraie-fausse entreprise composée uniquement de séniors, et faire de leur âge un atout revendiqué. En incitant les membres du réseau à modifier leur statut pour "rejoindre" symboliquement The Senior @Work, nous avons déclenché un effet algorithmique massif, qui a offert à la cause une visibilité exceptionnelle.

Depuis, le relais institutionnel n’a pas été pris. Le sujet est là, les acteurs sont là, mais il manque un portage durable. Pourtant, nous avons avec cette campagne un socle d’adhésion et une énergie disponible. Reste à faire émerger un leadership prêt à l’incarner dans la durée.

Du tabou à l’enjeu stratégique

Votre initiative a reçu un accueil favorable. Pourtant, ce sujet reste absent des grandes politiques RH et RSE. Pourquoi, selon vous, une telle déconnexion entre la réalité démographique et l’action des entreprises ?

Nicolas Boudot. Parce que nous sommes face à un impensé collectif. Le vieillissement actif, l’emploi prolongé, la transmission intergénérationnelle, ce sont des concepts encore peu intégrés dans la culture managériale française. La majorité des entreprises abordent les séniors par le prisme du coût, pas de la valeur.

Il suffit d’analyser les rapports ESG (Environnement, Social et Gouvernance) des grandes entreprises, vous verrez que l’âge y est presque absent contrairement à des sujets comme le genre ou l’origine sociale. Or, si l’on veut que la transition démographique soit aussi un levier de performance, il faudra commencer par en parler.

Le silence des médias participe aussi de cette invisibilisation. On constate trop souvent que le sujet n’émerge que dans les moments de crise, les plans sociaux, les départs anticipés, les réformes des retraites. Comme pour le handicap ou l’écologie il y a vingt ans, il faut inverser le récit dominant et sortir d’une approche purement défensive.

Nicolas Bordas. Ce paradoxe est en réalité au cœur du problème. Nous sommes face à une forme de schizophrénie sociale. On voit dans certains secteurs, qu’il s’agisse de la politique, la finance, les conseils d’administration, que l’âge est presque un gage de légitimité. Sauf que dans la plupart des organisations, il devient un facteur d’exclusion. Pourquoi ? Parce que le sujet n’est pas encore structuré comme une priorité managériale. Il n’entre pas dans les indicateurs de performance et il ne fait pas l’objet d’obligations ou d’évaluations. Il y a certes des initiatives, mais elles restent isolées, si bien que tout le monde avance en ordre dispersé.

Il est urgent de créer un récit mobilisateur autour des séniors au travail. Valoriser des rôles modèles, donner la parole à des salariés expérimentés, intégrer l’intergénérationnel dans la culture d’entreprise, tout cela reste à construire, sinon nous continuerons à gâcher un capital de compétences considérable.

Réglementer ou transformer les mentalités ?

La France est souvent décrite comme une société très régulée. Faut-il, selon vous, passer par des mécanismes contraignants – quotas, objectifs chiffrés – pour faire avancer l’inclusion des seniors ?

Nicolas Boudot. C’est tout le paradoxe français. Nous avons, depuis Colbert, une tradition centralisatrice et normative. Lorsqu’un problème émerge la réponse instinctive de l’État consiste à légiférer. Cela a pu être vertueux dans certains cas, mais au sujet des séniors la contrainte ne peut pas être le seul levier.

Une politique de quotas serait, à mes yeux, une impasse. Elle introduit une forme d’humiliation implicite, à savoir être recruté parce qu’on appartient à une catégorie et non parce qu’on est compétent.

Cela étant dit, si les discours volontaristes ne sont pas suivis d’effets, si les entreprises ne prennent pas leurs responsabilités, alors la régulation reviendra par la fenêtre. Et ce sera le symptôme d’un échec collectif. Je considère qu’il faut d’abord mobiliser la conscience avant de mobiliser la loi.

Nicolas Bordas. Sur ce point, je crois que des indicateurs chiffrés peuvent être utiles, à condition d’être bien conçus. Ils permettent de forcer le débat, de rendre visibles les angles morts et surtout, ils créent de la donnée. Ce qui est mesuré devient ensuite actionnable.

Je pense par exemple à l’initiative Seniors Force Plus, portée par Tong Chhor, avec le lancement du Senior Score. L’idée est simple, évaluer publiquement l’engagement des entreprises sur l’emploi des seniors à travers un système de notation comparable à celui des politiques d’égalité femmes-hommes. C’est une démarche lucide et eucuménique de transparence.

Mais au-delà des outils, il faut cultiver une logique d’alliance intergénérationnelle. Le mentoring inversé par exemple est un levier formidable car il permet aux jeunes et aux moins jeunes de se transmettre réciproquement leurs savoirs. Ce type de dispositif contribue à traiter deux angles morts à la fois : l’intégration des jeunes et le maintien dans l’emploi des seniors. Ce n’est pas une bataille des âges, cela va plus plus loin à mon sens car on traite alors d’un projet de société.

Vieillissement de la population : un angle mort politique ?

Le vieillissement démographique, les réformes des retraites, les tensions sur les finances publiques… Tout cela fait de l’emploi des seniors un sujet central. Pourquoi n’arrive-t-on toujours pas à le traiter politiquement ?

Nicolas Boudot. Parce que nous n’avons pas encore opéré le basculement culturel nécessaire. En France la figure du travailleur idéal reste jeune, mobile, adaptable, comme si l’expérience, la loyauté ou la stabilité étaient des défauts. Il faut repenser notre rapport au temps dans l’entreprise.

Il faut également en finir avec cette idée que les seniors ne savent pas s’adapter. Ce sont eux qui ont connu le plus de mutations avec le passage à l’informatique, la mondialisation, les crises économiques, le COVID… Ils ont traversé l’histoire industrielle récente et souvent mieux encaissé les changements que d’autres générations.

Nicolas Bordas. Parce que c’est un sujet diffus, qui devrait pourtant être traité avec fierté. Il y a une marge de progrès immense, à tous les niveaux, mais encore faut-il qu’on fasse des séniors et de leur continuité ou accès à l’emploi une cause.

Ce que nous devons changer, c’est le regard que nous portons sur l’âge. Cela passe par des symboles, des narratifs, des incarnations. Il faut valoriser des séniors moins visibles, donner la parole à ceux qui tiennent les organisations de l’intérieur et souvent loin des projecteurs et il faut cesser de considérer la fin de carrière comme une zone d’ombre.

Et il est par ailleurs nécessaire que chaque individu se projette dans le senior qu’il sera un jour. Trop souvent, nous agissons comme si vieillir ne nous concernait pas. Or, je rappelle que nous sommes tous des séniors en devenir.

Existe-t-il des modèles européens inspirants ?

Quels pays européens vous semblent en avance sur la question de l’emploi des seniors et pourquoi ?

Nicolas Boudot. Deux modèles très différents, mais complémentaires, me semblent dignes d’attention.

D’un côté, les pays nordiques, à commencer par le Danemark qui est un exemple que je connais bien. Ce pays a récemment annoncé un report de l’âge de départ à la retraite à 70 ans, non pas comme une punition, mais dans un contexte de contrat social robuste. Les actifs y bénéficient de politiques d’éducation continue, de reconversion professionnelle et d’un environnement de travail inclusif. Le taux d’emploi des 55-64 ans y dépasse 70%, contre 56% en France. Ce n’est pas qu’une affaire d’économie, c’est une confiance mutuelle entre société et travailleurs.

De l’autre côté, il y a l’Espagne, avec un tissu d’entreprises familiales où plusieurs générations coexistent naturellement. Le capitalisme y est peut-être plus paternaliste, mais le résultat est là, moins de plans sociaux, plus de solidarité générationnelle, une forme de catholicisme social qui continue d’imprégner les pratiques managériales. Ce modèle, certes imparfait, montre tout de même qu’il est possible d’éviter la brutalité.

Nicolas Bordas. Ce qui me frappe surtout, c’est qu’il n’existe pas un modèle unique, mais des formes culturelles d’intégration des séniors plus ou moins abouties selon les pays. Là où la France a encore du mal à penser positivement à l'âge dans l’entreprise, d’autres ont su construire des cadres plus accueillants et surtout plus cohérents.

Je pense notamment à l’Allemagne, qui réussit à maintenir un taux d’emploi des séniors bien supérieur au nôtre. Cela tient à des raisons structurelles bien sûr, un système dual de formation continue, une valorisation des métiers techniques tout au long de la vie, mais aussi à une culture managériale moins court-termiste. L’idée qu’on peut "progresser" même à 60 ans n’y est pas perçue comme absurde.

Je suis aussi attentif à ce qui se passe dans certains pays anglo-saxons, notamment au Royaume-Uni, où la flexibilité du marché du travail a des effets ambivalents, mais offre aussi des possibilités de reprise d’activité tardive, d’engagement dans des formes d’emploi plus souples, plus choisies. C’est une logique de "seconde carrière" qui reste encore trop rare en France.

Enfin, il y a des pays comme les Pays-Bas ou la Finlande, qui développent une approche très pragmatique de l’intergénérationnel, en travaillant activement sur l’adaptation des postes, la prévention de la pénibilité, ou le travail à temps partiel choisi en fin de carrière. On y pense le vieillissement comme un continuum, pas comme une rupture.

La France gagnerait à observer ces expériences sans esprit de comparaison défensive.

Une démarche citoyenne plus qu’un dispositif institutionnel

Quelles sont les principales orientations de The Senior @Work aujourd’hui ? Envisagez-vous d’élargir son périmètre ou d’y adjoindre une démarche politique ou législative ?

Nicolas Boudot : The Senior @Work n’est pas un Think Tank ni une plateforme de lobbying. C’est une démarche de conscientisation. Elle vit à travers les partages, les discussions qu’elle suscite sur LinkedIn, dans les réseaux RH ou parmi les dirigeants.

Nous souhaiterions organiser une conférence nationale fin 2025 qui réunirait des sociologues, des économistes, des DRH de tous les horizons, pour dresser un panorama des blocages mais aussi des solutions. L’objectif est de nourrir le débat public, pas de créer une structure pérenne. Si d’autres veulent s’emparer du sujet pour en faire une loi, un index ou un plan national, tant mieux. Mais mon rôle est d’abord celui d’un agitateur d’idées.

Nicolas Bordas. Comme l’a très bien dit Nicolas Boudot, The Senior @Work n’est ni un lobby, ni une structure pérenne, mais une action ciblée pour mettre le projecteur sur un impensé. Et cette vocation initiale reste d’actualité.

Nous avons créé un cadre symbolique fort, qui a permis à des centaines de professionnels de dire : "moi aussi, je suis concerné".

Aujourd’hui, le mouvement est en attente d’un relais collectif. Je crois que la puissance de The Senior @Work réside dans sa capacité à être appropriée, à inspirer des initiatives locales, associatives, syndicales, entrepreneuriales. Il ne faut pas forcément s'institutionnaliser, mais essaimer.

Je ne suis pas opposé à ce qu’un prolongement législatif ou réglementaire émerge. Mais ce n’est pas mon rôle. Mon rôle, c’est de faire surgir le sujet là où il n’était pas attendu, dans les algorithmes de LinkedIn, dans les conversations RH, dans les récits d’entreprise. La politique suivra , si elle en a la volonté, la capacité et le courage.

Un message aux décideurs : retrouver l’équilibre des générations

Si vous deviez faire passer un seul message aux dirigeants d’entreprise et aux responsables politiques, quel serait-il ?

Nicolas Boudot. Les seniors garantissent l’équilibre des entreprises, comme ils garantissent l’équilibre de nos sociétés. Ce sont eux qui tiennent quand tout bouge. Ce sont eux qui ont traversé plusieurs cycles économiques, plusieurs technologies, plusieurs ruptures.

Il faut sortir d’une vision utilitariste de la ressource humaine, pour retrouver une vision organique du collectif. Le travail n’est pas uniquement une performance individuelle. C’est un espace de transmission, de cohésion, d’avenir partagé.

Nicolas Bordas. Ce serait un message personnel, lié à ce que je vis professionnellement aujourd’hui. À 60 ans, je n’ai jamais été aussi compétent dans mon métier. Je résous les problèmes plus vite, avec plus de lucidité. Je n’ai jamais été aussi utile à mes clients. C’est une vérité qu’on n’ose pas dire, parce qu’on a intégré l’idée que la compétence décroît avec l’âge.

Je dirais donc ceci : souvenez-vous de l’enfant que vous étiez, mais interrogez-vous aussi sur le senior que vous souhaitez devenir. Ce n’est pas une figure du passé, c’est un cap et un Ikigaï, à nous de le cultiver.