Hervé Godechot : « Face à l’appauvrissement des contenus, il faut un sursaut démocratique du journalisme »

L’accès à une information fiable doit demeurer une promesse démocratique faite aux Françaises et aux Français. Meilleure arme pour comprendre notre quotidien, faire face aux crises plurielles ou encore à la défiance institutionnelle, le travail journalistique de fond permet aux citoyens et aux citoyennes de se réapproprier leur pouvoir d’agir.
L’impératif de replacer chaque fait dans son contexte et de relier l’émotion à l’explication nous permettra, en tant que société, de résister à la tentation de généraliser chaque fait divers, à la montée des populismes, et à la tentation pour la classe politique de vouloir légiférer sur la base d’intuitions et non de faits.
À l’heure où la fatigue informationnelle gagne du terrain et où les formats courts saturent les esprits, comment repenser le rôle des médias ? Et surtout : comment retrouver une exigence intellectuelle au service de l’émancipation démocratique ?
Pour en discuter, nous avons choisi d’interroger Hervé Godechot. Journaliste, ancien rédacteur en chef, et membre du collège de l’ARCOM (ancien CSA) de 2019 à 2025, il connaît de l’intérieur les tensions et les responsabilités propres aux médias. Son regard est celui d’un praticien autant que d’un observateur, soucieux de penser une autre voie pour l’information.
Vous avez récemment exprimé un malaise devant le traitement télévisuel de la canicule, que vous qualifiez « d'éditorialisation d'accompagnement », faite de micro trottoirs et d’émotions répétitives. Derrière cette critique, vous posez une question plus grave : celle de la perte de sens du journalisme dans les médias dits de masse. Peut-on encore, aujourd’hui, faire du journalisme de fond à la télévision ?
Hervé Godechot. Oui, bien sûr. Il serait injuste de prétendre que le journalisme de fond aurait déserté nos écrans. Il existe encore, au sein des journaux télévisés et de certains magazines d’information, notamment dans l’audiovisuel public mais pas exclusivement, un réel souci de qualité et de pédagogie.
Mais la question est moins celle de l’existence de formats exigeants que de leur place dans l’écosystème médiatique dominant. Car ce qui s’érode insidieusement, c’est l’exemplarité attendue de l’information qui est pourtant un enjeu démocratique de premier ordre. Une démocratie digne de ce nom suppose que ses citoyens puissent exercer leurs droits en se forgeant une opinion qui sera éclairée par une information de qualité.
Dans un post que j’ai récemment publié sur LinkedIn, j’évoquais le traitement télévisuel de la canicule. Ce n’était là qu’un exemple parmi d’autres de traitement pauvre de l'information, j’aurais pu parler des départs en vacances ou de la rentrée scolaire. Chaque année, ces événements donnent lieu à des sujets presque rituels, ouverts par des micro-trottoirs censés capter une parole de terrain. Ce miroir tendu au téléspectateur n’est pas en soi illégitime. Il peut même, dans certains cas, produire de la connivence ou de l’identification. Mais encore faut-il qu’il soit le point de départ d’un chemin vers l’analyse de l'information.
« Une démocratie digne de ce nom suppose que ses citoyens puissent exercer leurs droits en se forgeant une opinion qui sera éclairée par une information de qualité »
Sur un sujet comme la canicule, ce que je constate, c’est qu’au-delà du premier jour, lorsque l’essentiel de l’information a été livré, qu'il s'agisse des données statistiques attestant des liens avec le changement climatique, de ses effets sur la santé publique ou l’économie, les rédactions plus ou moins prisonnières de leurs formats continuent de meubler avec des témoignages redondants, pauvres en substance les jours suivants car tous les sujets d'information ont été traités. Pour autant, les journalistes doivent continuer d'occuper une large partie du journal qui n'a plus aucune valeur informationnelle. C'est de cette façon que l'on se retrouve quasi exclusivement avec des micro trottoirs aux quatre coins de la France avec des phrases mille fois entendues qui ne disent plus rien : « on a chaud », « on boit beaucoup », « on cherche l’ombre ». Ceci n’a sincèrement aucune valeur.
Et c’est cela que je critique. On fait face à une forme de myopie journalistique alimentée par une utilisation à l’excès et de manière trop intuitive de ce que les journalistes appellent la cible de proximité : on place un sujet sur un axe géographique, culturel, temporel et affectif et on détermine sa proximité avec le public. Dès qu’un sujet touche à l’affect, au vécu immédiat, qui se passe près de chez vous, il tend à cannibaliser l’espace éditorial. Et cette proximité peut nous enfermer dans l’instant, dans l’anecdotique, voire nous faire oublier le reste de l’actualité.
A cela s’ajoute, à mon sens, un réflexe pavlovien des rédactions. Si tout le monde parle d’un sujet, il faut en parler aussi, même si l’on n’a plus rien à dire. Ce mimétisme médiatique est délétère pour la richesse de l’offre puisqu'il uniformise les traitements et surtout, prive les citoyens de ce que l’on est en droit d’attendre d’un journal télévisé : une vision du monde.
Je ne jette pas la pierre aux journalistes, je le suis moi-même, et j'ai longtemps été rédacteur en chef. Je sais ce que c’est que de construire un journal. Mais je crois qu’il faut retrouver un certain courage éditorial, ouvrir un JT sur un sujet consensuel, comme la météo mais ne pas s’y attarder au-delà du raisonnable. Il faut avoir l’audace de traiter des sujets moins vendeurs, mais plus structurants et finalement ne pas réduire parfois le journal à trois marronniers usés jusqu’à la corde.
Ce n’est pas une critique contre la télévision en soi. C’est un appel à repenser l’agencement des priorités parce que le journal télévisé ne peut pas uniquement être un thermomètre affectif, et ce d’autant qu’il est la première source d’information des Français.
Petit pas de côté, comment définir ce qui relève de l'information, du fait divers ou du « fait tout court » ?
Hervé Godechot. On a pris l’habitude de cantonner le fait divers au sordide, à la petite criminalité, à ce que la presse populaire désignait naguère comme « le fait divers crapuleux », sauf que c'est une erreur de perspective. J’ai commencé ma carrière comme fait-diversier, je sais de quoi je parle et peux vous dire que le fait divers, s’il est traité avec rigueur, peut être un puissant révélateur du monde social.
Tout dépend en réalité du traitement qu’on en fait. Si l’on se contente de mettre en scène la violence brute, d’en détailler les ressorts sensationnels ou de jouer sur l'indignation, alors il s’agit d’un pur divertissement morbide qui nourrit une forme de voyeurisme collectif. Mais si l’on interroge les causes structurelles de ce qui s’est passé, les conditions de vie, les systèmes d’isolement de notre société, les rapports de pouvoir, les angles morts institutionnels, alors le fait divers devient une clé de compréhension du réel.
Prenez les féminicides. Ce sont juridiquement des homicides mais leur ancrage dans des logiques de domination sexiste en font un objet d’analyse sociale et politique. C’est précisément cette bascule qui distingue le fait divers de l’information au sens plein.
L’information c’est ce qui donne à penser et nourrit l'opinion pour lui apporter des clés d'explication du monde dans lequel nous vivons.
Vous avez évoqué dans ce contexte l’idée d'un « indice de valeur informative », sorte d’outil pour hiérarchiser l’importance des sujets et mesurer leur intérêt réel. Que dit cette proposition, à mi-chemin entre provocation et appel à réformer notre rapport contemporain à l’information ? Est-ce un problème de méthode, de temporalité, ou d’incitation systémique dans les rédactions ?
Hervé Godechot. C’est, me semble-t-il, les trois à la fois. Il y a d’abord un changement profond de temporalité dans la manière de produire et de consommer l’information. Il y a encore quelques années, ouvrir un journal sur la dernière nouvelle avait un sens. C’était souvent le média lui-même qui révélait et portait l’exclusivité. Le fameux « on vient de l’apprendre » avait une vraie valeur ajoutée. Mais ce n'est plus le cas aujourd’hui puisque chacun est informé en temps réel, que ce soit grâce aux notifications, aux réseaux sociaux, aux applications mobiles, ou encore aux chaînes d’information en continu. L'information est partout, accessible tout le temps, si bien que les journaux télévisés et les matinales radios ne sont plus en position de primauté. Autrement dit, ils ne peuvent plus revendiquer cette fonction de découverte.
Il faut par conséquent aller chercher une valeur ajoutée autrement, à travers la qualité de l'information, sa fiabilité ou encore sa contextualisation. Tout ce qui va permettre aux citoyens de comprendre une information et de nourrir leur réflexion. En réalité, c'est donner de la matière à penser.
Mais cela demande d'accepter d'aller moins vite, de prendre le temps de la réflexion, c'est le prix à payer pour le retour de la confiance et de l'estime du public. Or, face à cette bascule, le secteur audiovisuel de l’information n’a pas toujours pris la mesure de ce que cela implique. Il continue souvent d’imiter les réflexes d’un monde disparu, en espérant préserver l’audience. Il se replie sur la cible de proximité, à savoir un ensemble de critères censés garantir que l'information va parler au plus grand nombre. Est-ce que ça se passe près de chez nous ? Est-ce que cela touche les gens dans leur quotidien ? Est-ce que ça fait réagir ? C’est le principe journalistique assez cynique du « mort au kilomètre »* devenu un automatisme dans les salles de rédaction.
Dans ce contexte, j’ai proposé mi sérieusement, mi ironiquement, de créer un indice de valeur informative. L’idée consiste à réintroduire un geste réflexif au cœur même des conférences de rédaction. C'est à dire non pas seulement se demander comment traiter un sujet, mais pourquoi le traiter. Qu’est-ce que ce sujet apporte ? Quelle compréhension nouvelle rend-il possible ? À quelles représentations communes vient-il répondre ou résister ?
On se trouve trop souvent face à la puissance de l’inertie. On traite ce que les autres traitent. On se cale sur les mêmes rythmes, les mêmes formats, les mêmes images. Et ce mimétisme finit par homogénéiser les journaux, toutes chaînes confondues. Le téléspectateur a parfois le sentiment de voir le même sujet partout et c'est un sentiment légitime et surtout fondé. Or, la singularité éditoriale devrait être le cœur de l’identité d’un média. C’est par elle que l’on recrée du lien avec le public, que l’on restaure de la confiance.
« En réalité, c'est donner de la matière à penser »
Mais cette singularité suppose qu’on prenne des risques. Et cela devient de plus en plus difficile dans un système industriel dominé par des logiques d’audience. L’équation est connue, l’audience attire la publicité, et la publicité finance l’information. Cette question du financement est d'ailleurs consubstantielle à la qualité de l'information. Vous avez d'un côté le service public et de l'autre le secteur privé pour lequel il faut trouver des financeurs de l'information. Il y a les tenants du coup de frein à la concentration qui s'inquiètent des risques avérés de l'appauvrissement de l'offre informationnelle avec des actionnaires tentés d'intervenir dans le cadre de l'exercice des rédactions et ceux qui considèrent que la concentration est un mal nécessaire car nous disposons de très peu de financeurs de l'information. Il faut rappeler que nous avons des lois anti-concentrations en France, qui s'appliquent de manière différenciée à la télévision et à la radio et qui posent des garde-fous importants. Je pense qu'il y a une voie à chercher ici. Les travaux des Etats Généraux de l’Information et leurs propositions pour renforcer l’indépendance des journalistes et des rédactions sont également à prendre en compte. Il faut, tout à la fois, accompagner la concentration inéluctable dans les médias face à la concurrence du numérique et garantir un exercice journalistique libre. C’est une ligne de crête difficile à suivre mais indispensable.
Ce que je pointe par ailleurs, ce sont les effets systémiques. Et ces effets sont renforcés par un autre phénomène qu'est le cloisonnement des rédactions. Dans beaucoup de médias, les décisions éditoriales se prennent en petit comité, souvent sans associer les reporters, donc sans laisser émerger des idées venues du terrain. Et à force de s’aligner sur les sujets « grand public », on perd en puissance explicative.
Votre parcours vous a conduit à exercer une responsabilité centrale au sein de l’ARCOM. Du point de vue du régulateur, quels sont les leviers et les limites de la régulation face aux logiques industrielles des grands groupes audiovisuels ? Peut-on réguler l’appauvrissement du contenu, ou seulement ses dérives les plus visibles ?
Hervé Godechot. Il faut commencer par rappeler un principe fondamental, l’ARCOM n’est pas un ministère de l’information. Elle n’a ni la mission, ni la légitimité démocratique pour juger de la qualité éditoriale des programmes. Et honnêtement, ce serait une régression historique considérable de revenir à un régime où le régulateur déciderait de ce qui est « bon » ou « mauvais » dans une ligne éditoriale.
Le cadre dans lequel l’ARCOM agit est celui de la loi et particulièrement la loi de 1986, qui régit la communication audiovisuelle en France. Il est strict et pour cause, il garantit la liberté de communication, la liberté d’expression et la liberté éditoriale, qui sont des piliers intangibles de notre démocratie. Mais ce même cadre impose aussi des obligations aux chaînes, en contrepartie d’un privilège que l’on oublie parfois. Elles exploitent gratuitement une ressource publique, les fréquences hertziennes, qui appartiennent à la Nation française.
À ce titre, les éditeurs de chaînes signent des conventions avec l’ARCOM. Ce sont des engagements juridiquement contraignants, qui portent sur un certain nombre d’exigences comme la représentation du pluralisme des opinions, la représentation des différents courants de pensée, le traitement des grandes causes d’intérêt général comme le climat, la santé, l’alimentation, ou encore la lutte contre les discriminations.
« Le seul juge légitime dans une démocratie, c’est le public »
Mais ces obligations ne portent pas sur la richesse éditoriale en tant que telle. L’ARCOM n’a pas vocation à évaluer si un sujet est bien traité, s’il aurait mérité un angle différent ou une enquête plus fouillée. La régulation n’est pas là pour imposer une vision du monde mais pour garantir que toutes les visions du monde puissent s’exprimer.
Cela ne veut pas dire que le régulateur est impuissant pour autant. Il intervient et il le fait à chaque fois qu’il y a des manquements aux engagements conventionnels, ou lorsque certains discours médiatiques franchissent les bornes de la loi. C'est le cas de l’incitation à la haine, l’atteinte à la dignité humaine, le déséquilibre manifeste dans le traitement de l’information politique, la véracité de l’information, etc.
Mais sur le fond éditorial, par exemple sur l’appauvrissement progressif des contenus, sur la standardisation des formats, sur l’obsession du fait divers, le régulateur peut uniquement inciter à la diversité, souligner les bonnes pratiques, favoriser des espaces de dialogue entre acteurs du secteur mais il ne peut pas contraindre. Néanmoins, la directive de l’Arcom de juillet 2024 sur le pluralisme sur les antennes impose désormais de manière coercitive, un équilibre dans les sujet traités et les contenus.
Au fond, c’est une question politique au sens noble du terme, qui décide de la qualité d’un programme ? Le seul juge légitime dans une démocratie, c’est le public. C’est à lui d’exercer une vigilance critique. C’est sa liberté de choisir une émission de pur divertissement plutôt qu’un documentaire.
C’est à la société toute entière, aux journalistes, aux responsables de rédaction, aux citoyens, aux enseignants de créer les conditions d’un espace public plus exigeant. Le régulateur, lui, n’en est que le gardien.
Vous insistez beaucoup sur l’enjeu de l’éducation aux médias comme levier démocratique. Mais cette notion reste parfois floue. Qu’implique, selon vous, une véritable stratégie d'éducation aux médias et à l’information ? Faut-il en faire un pilier républicain à part entière, au même titre que l’école ou la santé ?
Hervé Godechot. C’est un sujet auquel je suis profondément attaché. Nous vivons dans un environnement informationnel saturé, où la « bonne » information (factuelle, vérifiée) est sans cesse noyée dans un déluge d’opinions qui se font passer pour de l’information, de rumeurs et de désinformations souvent orchestrées. Ces manipulations relèvent de stratégies coordonnées, parfois pilotées par des puissances étrangères, visant à fracturer les démocraties de l’intérieur en semant le doute.
Dans cette bataille culturelle et cognitive, je partage pleinement les analyses de sociologues comme Gérald Bronner ou Dominique Cardon : le meilleur antidote à la désinformation, c’est la diffusion massive de la bonne information. Cela suppose de redonner leur place aux médias traditionnels, en tant qu’acteurs crédibles d’un écosystème informationnel sain.
Et je pense que cela repose sur quatre piliers structurants :
1. La qualité et la fiabilité de l’information ;
2. Le retour de la confiance dans les médias traditionnels. Je trouve par exemple très intéressante la certification Journalism Trust Initiative (JTI), dont se sont emparées certaines grandes rédactions.
3. Le « debunkage », qui permet de débusquer et dénoncer les mauvaises informations avec beaucoup de pédagogie. Toutes les grandes rédactions ont aujourd’hui une cellule de vérification ;
4. L’éducation aux médias et à l’information (EMI), enfin, est certainement le pilier le plus important, car elle vise à former des citoyennes et citoyens capables d’interroger ce qu’ils lisent, de reconnaître une source fiable et de comprendre les logiques de diffusion.
Il ne s’agit pas seulement d’informer mais de permettre à chacun de comprendre le réel, d’en débattre lucidement et, ultimement, d’agir en conscience. C’est bien un enjeu démocratique majeur, puisque l’opinion, façonnée en grande partie par les médias, conditionne l’exercice même du vote.
Aujourd'hui, il y a une grande mobilisation de la part des journalistes, de l’éducation nationale, du CLEMI, de l'ARCOM, mais il reste quelques sujets de préoccupation. Je suis personnellement interpellé par la baisse des budgets des pouvoirs publics en matière d’EMI au moment même où il faut accélérer les choses. Il faut également encourager encore plus un dialogue confiant et constructif entre les enseignants et la presse.
Et enfin, le sujet qui me préoccupe également, c’est que l'éducation aux médias est presque exclusivement pensée pour la jeunesse. C’est une bonne chose car ils sont les citoyens de demain. Mais en même temps, ce sont aussi les adultes qui, aujourd’hui, sont les plus vulnérables aux mécanismes de désinformation. Nous ne pouvons pas nous contenter d’une EMI scolaire. Il faut inventer une EMI pour tous.
J’ai récemment entendu parler d’une initiative qui m’a beaucoup plue : des stands d’éducation aux médias installés sur les marchés de villages. C’est modeste, bien sûr, mais symboliquement très fort. Cela traduit cette nécessité de retisser un lien avec les territoires et notamment ceux qui se sentent hors champ. Je suis particulièrement attaché à cette question des territoires, étant moi-même un ancien journaliste de FR3, qui a arpenté le pays pendant plusieurs dizaines d’années. Aujourd'hui, on peut affirmer qu’il y a une forme de décrochage entre les gens qui vivent dans des territoires urbanisés, équipés, et d’un accès facile à l’information et des pans entiers de territoires délaissés. Ça entretient une forme de défiance à l’égard des médias traditionnels.
Il y a donc une vraie mobilisation, mais encore beaucoup de problèmes à résoudre.
Pensez-vous que la télévision et les grands médias en général puissent redevenir des lieux d’intelligence collective ? Ou faut-il en inventer de nouveaux ?
Hervé Godechot. Il existe des médias alternatifs, qui s’inventent régulièrement, de grande qualité. Néanmoins je pense qu’il y a un socle de médias traditionnels qui reste à cultiver. Les rédactions doivent être des lieux d’intelligence collective.
De la même manière qu’il existe des magistrats du parquet et du siège, nous avons des journalistes « assis » et des journalistes « debouts ». J’ai connu une époque où les reporters apportaient un regard de terrain, une sensibilité, durant les conférences de rédactions, qui venaient nourrir le débat collectif.
Le rédacteur en chef « assis » reste à demeure, et a une vision d’ensemble, qui lui permet de prendre des décisions éditoriales avec de la hauteur, nourri par le témoignage du reporter « debout ». Le dialogue est nécessaire entre ces deux journalistes.
Au fil du temps, j’ai le sentiment d’avoir vu des rédactions passer à une organisation beaucoup plus verticale. Au nom d’une certaine efficacité, on peut voir un directeur de rédaction donner des prérogatives à un rédacteur en chef, qui va lui-même transmettre au chef de service. On comprend bien qu’avec cette verticalité le dialogue est moins riche.
Cela peut être perçu comme une prise de risque de revenir à une organisation davantage matricielle, au sein de laquelle les apports des reporters de terrain vont venir enrichir la rédaction pour prendre les bonnes décisions éditoriales. Mais c’est vertueux.
Dans une époque saturée de contenus, vous défendez une approche plus lente, plus incarnée, plus exigeante de l’information. Est-ce encore possible dans un monde algorithmique ? Et selon vous, quel rôle peut jouer le service public pour redonner à l’information sa valeur d’usage et non seulement sa valeur d’attention ?
Hervé Godechot. D’abord, il faut rappeler que l’algorithme n’est pas un ennemi. C’est un outil. Il est partout dans nos vies : quand on prend un billet de train, quand on écoute de la musique sur une plateforme de streaming… Toutefois, il faut lutter contre les effets de bord qu’il crée : les biais d'enfermement et de confirmation, qui peuvent venir fracturer les opinions.
De ce point de vue là, on peut dire que l’Europe est plutôt précurseure dans sa lutte contre ces phénomènes : le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act) est extrêmement important selon moi, notamment parce que le texte impose une transparence des outils.
Je pense qu’il est tout à fait possible d’avoir une approche plus lente et plus posée. Le journalisme et la bonne information sont avant tout liées à la curation humaine. Mais pour cela, il faut que les rédactions acceptent de changer de paradigme. Cela implique d'accepter de fournir moins d’informations, de ne pas être les premiers à diffuser l’information, mais plutôt d’apporter une véritable valeur ajoutée informationnelle. Cela ne veut pas dire que l’on doit uniquement faire du journalisme d’investigation, mais simplement prendre son temps pour produire quelque chose qui a une vraie valeur informative.
Qui sera le premier à ralentir et à montrer la voie ? Le service public a selon moi un rôle fondamental à jouer en la matière. On oublie souvent qu’il appartient aux citoyens, il est financé par les impôts. Les téléspectateurs et auditeurs sont en droit de faire peser une certaine exigence sur lui.
Ce financement principalement public permet de s’exonérer, au moins partiellement, des impératifs d'audience qui s’imposent au privé. Tous les débats, y compris actuels, sur le financement du service public, ou même sa structuration, posent question sur l’avenir et les grands équilibres du service public. Sa puissance est absolument nécessaire dans le paysage médiatique.
Hervé Godechot, auriez-vous un dernier mot pour Les Voies ?
Hervé Godechot. C’est un mot d’encouragement, à cette démarche réflective et vertueuse, qui vise à redonner de la consistance au débat public et à la politique. On parle de l’information aujourd’hui, mais je pense que beaucoup des choses que j’ai évoquées s'appliquent au monde de la politique, en matière de temporalité, de valeur informationnelle, d’honnêteté.
L’enjeu pour les médias et le monde politique est de renouer avec la confiance des Français. Il ne faut jamais oublier que la démocratie est une chose fragile et que l’on doit tous être mobilisés au quotidien pour la préserver.
Hervé Godechot en quelques lignes
Journaliste, passé par France Télévisions comme grand reporter, chef de service et rédacteur en chef pendant trente ans, Hervé Godechot a siégé de 2019 à février 2025 au sein du collège de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM).
Fidèle à une conception humaniste et exigeante de l’information, il défend une approche du journalisme fondée sur la pédagogie, la profondeur, et l’utilité civique. Il plaide aujourd’hui pour un renouvellement profond des pratiques éditoriales dans les médias de masse, et pour une éducation aux médias étendue à l’ensemble du corps social.
* https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/loi-mort-kilometre-2019-10-18-1201055262