Les Voies à l’écoute de Gérald Bronner

Dans cette interview exclusive pour Les Voies, Gérald Bronner(1), éminent sociologue français, nous éclaire sur les enjeux politiques, les crises de valeurs et la montée du populisme. Ses réflexions à la fois incisives et profondes offrent un éclairage unique sur l'état de notre société et nous ouvrent la voie pour revitaliser notre démocratie.


Une dissolution brûlante pour la France


Vous considérez que la démocratie a besoin de gouvernants qui font des choix et prennent des décisions, quitte à venir en rendre en compte devant les populations. Nous trouvons-nous dans ce cas de figure à la suite de l’annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron ?

Gérald Bronner. Exercer le pouvoir demande du courage, surtout lorsqu'il faut faire face à une opinion publique défavorable. Dans certaines situations, il est essentiel de privilégier l'intérêt général plutôt que de chercher à satisfaire l'opinion publique, c’est ce qui définit un homme d’Etat plutôt qu'un homme politique.

Cette décision de dissoudre l’Assemblée nationale a surpris tout le monde, mais surprendre ne suffit pas pour créer un changement positif. Nous sommes aujourd'hui face à un Président et à ses conseillers qui surestiment leur capacité cognitive d’anticipation. Le sociologue et philosophe Georg Simmel explique que la rationalité des acteurs n’est pas un principe prédictif. Autrement dit, avant qu’un événement se produise, on ne peut pas utiliser un modèle basé sur la rationalité pour prévoir le comportement d’un acteur. Par exemple, il était possible que la gauche se divise, mais il était également possible que, sous la pression et la menace du Rassemblement national, elle s'unisse. Le Président a peut-être misé sur le premier scénario, mais celui-ci ne s'est pas réalisé. Je pense que lorsqu'il y a des incertitudes de cette nature, un homme d'État ne devrait pas faire prendre de tels risques à une Nation.


Peut-on à votre sens évoquer la perte de nos illusions, en tant que citoyens accomplis ?

Gérald Bronner. Depuis peu dans notre histoire politique, l'exercice du pouvoir entraîne mécaniquement une baisse de popularité, comme l'indiquent d’ailleurs les sondages. C'est le cas depuis François Mitterrand, mais ce n'était pas le cas de Valéry Giscard d'Estaing. Cela reflète une caractéristique de notre époque. Il est difficile d'imaginer un président occidental restant populaire pendant son mandat. Il semble y avoir une sorte d'organisation de l'insatisfaction qui est assez mystérieuse.

Il est important de noter que, sur le plan cognitif, nous prêtons beaucoup plus d’attention aux erreurs qu'aux réussites. Concernant les politiques, nous avons tendance à attribuer ce qui fonctionne à des circonstances favorables, tandis que nous imputons les échecs à des erreurs personnelles. C’est l’inverse de ce qu’on appelle le biais de complaisance qui nous amène à attribuer nos succès à nos propres qualités et nos échecs à des facteurs externes comme l'hostilité ou la malchance. On voit ainsi que le politique est notre alter égo inversé.

La question centrale est la suivante : pourquoi attendons-nous des promesses de nos politiques alors que nous savons bien qu'ils ne pourront pas les tenir ? Nous avons suffisamment de discernement pour distinguer une promesse d'un programme réalisable. Par exemple, il est évident que les programmes de la gauche et de l'extrême droite contiennent des promesses irréalisables. Cependant, sans promesse, nous avons l'impression d'être privés de ce que la société nous doit. Exiger des promesses conduit inévitablement à payer le prix de la déception. On peut se demander si un politicien proposant un programme sans promesses pourrait réussir. A ce jour, moins un parti a de chances d'accéder au pouvoir, plus il multiplie les promesses. C'est pourquoi les partis de gouvernement restent très prudents.

Il est important de noter que, mentalement, nous sommes incapables de penser aux effets secondaires des événements. C'est là la grande trahison du politique, car le discours politique se concentre sur les effets immédiats des événements. Les programmes politiques mettent en avant les intentions concernant les effets premiers d'un événement ou d'une situation, alors qu'en réalité, ils visent les effets secondaires.


Crise des valeurs et crise de la démocratie


Raymond Aron en 1939 disait qu’il croyait à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent. Considérez-vous que l’on ait habillé la démocratie avec un vêtement beaucoup trop grand, sans réellement savoir ce que nous pouvions lui demander ?

Gérald Bronner. Ce qui est arrivé, et c’est un autre élément de complexité, c’est que nous vivons dans une société où la valeur individuelle et l’expression des désirs personnels sont devenues centrales. Les grandes enquêtes, comme celles d'Inglehart, montrent que dans les sociétés occidentales, l'importance de la valeur individuelle, notamment dans l’éducation des enfants, a beaucoup augmenté. En 40 ans, le monde a changé : l’obéissance n’est plus une valeur cardinale, c’est maintenant l’expression de son originalité.

Encore une fois, en attendant de la société qu’elle réalise nos désirs, et en voyant le politique comme un prolongement de ces désirs, nous nous plaçons dans une position de frustration, voire de victimisation. Cette frustration n’est pas illégitime, surtout lorsque le niveau d’éducation et les attentes augmentent de façon linéaire. Cet écart entre ce à quoi nous croyons avoir droit et ce que la société peut réellement nous offrir est une bombe à retardement politique. Dans son livre Why Men Rebel ?, Ted Robert Gurr explique que la frustration relative est la principale cause de rébellion.

Quel discours politique tenir dans ce cas ? Faut-il jouer le jeu en suivant les aspirations des citoyens et en affirmant que la société n’est pas à la hauteur ? Ou bien faut-il traiter les citoyens en adultes ? Les politiques pourraient commencer par expliquer les problèmes de manière transparente, proposer des solutions tout en exprimant leurs incertitudes, étant donné la complexité des problèmes. Cependant, la vraie problématique reste l’infantilisation de nos concitoyens, ce qui crée une prophétie auto-réalisatrice : c'est-à-dire qu’à force d’avoir peur de la réaction des citoyens, ils se sentent en droit d’avoir les réactions que l’on craint.

Il est nécessaire de casser les codes et d'abandonner les allusions et les détours dans les discours politiques. Nous vivons dans une société de l'intranquillité. La question de l'organisation du calme sera cruciale.


La démocratie française est-elle malade aujourd’hui ?

Gérald Bronner. Les démocraties occidentales souffrent d'un mal génétique. Ce mal était intrinsèque à la démocratie dès ses débuts, même si nous la considérons comme étant le système politique le plus souhaitable de notre époque. Ce mal génétique ne s’était pas pleinement manifesté car les concitoyens n’avaient pas voix au chapitre. À l'époque de la fondation de la démocratie, Thomas Jefferson croyait que la vérité triompherait naturellement sur un marché libre des idées, où les meilleurs arguments prévaudraient. Cependant, personne n'avait anticipé que les produits qui domineraient ne seraient pas nécessairement les plus puissants du point de vue de la rationalité, mais plutôt ceux qui apportent le plus de satisfactions (émotionnelles et intellectuelles par biais de confirmation par exemple). Sur ce point, l’histoire n’est pas terminée.


Les partis nationalistes souhaitent changer profondément les institutions via un légalisme discriminant qu’ils arborent fièrement dans leurs discours et qui se trouve à des années lumière de la réalité juridique de notre République. Cela peut-il avoir des conséquences sur les électeurs du RN, notamment quant à un rejet encore plus profond des institutions et de la démocratie ?

Gérald Bronner. Le récit qui va immédiatement émerger est bien sûr celui de la trahison du peuple par les élites. Reste à savoir comment cette tension trouvera son dénouement. Vous savez, à certaines périodes de l'histoire, comme durant l'Allemagne hitlérienne, les juristes ont été contraints de se soumettre. Aujourd'hui, la diabolisation pourrait être jugée nécessaire pour éviter des risques majeurs. Il sera crucial d'observer comment le Rassemblement national va organiser ou manipuler la colère populaire, et si cette dernière se manifestera physiquement, comme cela a été le cas lors des mouvements des gilets jaunes ou des manifestations contre la réforme des retraites. Nous évoluons dans un climat proto-insurrectionnel, qui n'est d’ailleurs pas propre à l'extrême droite ; une certaine gauche, notamment celle de Jean-Luc Mélenchon, adopte également une rhétorique insurrectionnelle mais empreinte du léninisme. De nombreuses œuvres de fiction évoquent la perspective d'une guerre civile avec une fascination mêlée d'effroi.


Populisme versus progressisme


La dichotomie entre le progressisme et le populisme semble aujourd’hui dépassée. Le libéralisme politique et économique d’Emmanuel Macron se présentait comme progressiste en accordant des droits sociaux ou sociétaux sur l’avortement ou l'euthanasie par exemple, mais a en même temps détruit très profondément des droits concrets sur les retraites, le chômage, le travail. Si l’incarnation du progressisme est aujourd’hui floue, pouvez-vous nous dire ce qu’il en est du populisme ?

Gérald Bronner. Le populisme est une variable scientifiquement documentée, caractérisée par trois critères principaux : la perception d'une trahison du peuple, un processus historiquement observable depuis la Révolution française ; l'hypostase, qui consiste à essentialiser le peuple ; et enfin, la conviction que le peuple est trahi par une élite (par exemple, juifs, francs-maçons, etc.). En général, le populisme se manifeste comme une proposition politique répondant à nos attentes les plus spontanées. Il reflète une diminution de la vigilance épistémique, privilégiant les impressions morales initiales (les propositions politiques qui vont dans le sens des effets premiers et non des effets secondaires).

Je dirais même que l’on peut parler de néo-populisme, si on y intègre la technologie. Les politiques s'adressent désormais directement au peuple sans intermédiaire, notamment à travers les réseaux sociaux, permettant ainsi au populisme d'atteindre rapidement les citoyens.


Analyse du vote anti-système


La rhétorique anti-système est finalement assez récente et gravite selon vous autour de deux idées, la première : les institutions ne garantissent pas l’émergence de formations politiques autres que celles qui ont façonné les institutions ; la seconde : le peuple ne peut pas être pleinement représenté dans des institutions élaborées pour protéger les intérêts d’une classe dominante. Pourriez-vous les détailler et nous dire s’il existe-t-il par ailleurs un schéma entre possédants et non possédants ou gagnants et perdants de la mondialisation dans ce vote anti-système ?

Gérald Bronner. Tout d’abord, rappelons que les responsables politiques ne constituent pas un échantillon représentatif de la société française. Que ce soit l’Assemblée nationale d'hier comme celle de demain, même s’il y a quelques politiques qui représentent une autre voix, ce sont statistiquement des exceptions. Cette inégalité dans l’accès aux responsabilités renforce l'idée d'une caste qui se perpétue, favorisant l'entre-soi et l'homophilie sociale. C'est dans ce contexte que se développe une rhétorique anti-système qui peut facilement dériver vers le conspirationnisme. Lorsqu'on parle du vote anti-système, il est important de noter que les véritables individus anti-système sont souvent abstentionnistes. Les conspirationnistes, en particulier, se regroupent plutôt dans des bulles épistémiques qui favorisent leur radicalisation. Lorsque ces individus se tournent vers des figures politiques comme Éric Zemmour, cela peut engendrer une forme de violence politique. On surestime souvent l'engagement mental des anti-système souvent qualifiés de "proto-croyants".

Le vote anti-système prospère actuellement, alimenté par un sentiment général de dépossession croissant à tous les niveaux sociaux. Les variables socio-économiques désignent les personnes qui se sentent en insécurité, en état d'anomie, ou qui perçoivent une perte (les "perdants" de la mondialisation), ainsi que celles frustrées par des promesses non tenues. Cette frustration peut pousser à vouloir renverser la table, soit par le biais d'un vote anti-système, soit en se saisissant de récits qui donnent l'illusion de contrôler notre environnement, comme le conspirationnisme avec sa propre vision morale du monde. Cette quête de clarté morale caractérise à la fois le conspirationnisme et le populisme.

Comme je le disais, dans une période de confusion, il est essentiel de promouvoir une démocratie mature qui accepte la complexité, l'incertitude et le risque face à des résultats incertains.


Pas de côté. Dans votre ouvrage Les Origines, vous déplorez que les personnes d’origine modeste reçoivent bien souvent des récits fatalistes alors qu’elles pourraient se voir proposer des récits performatifs. Pensez-vous que ces récits fatalistes puissent expliquer les dynamiques électorales à l'œuvre aujourd’hui ? Comment pourrait-on introduire des récits performatifs réalistes ?

Gérald Bronner. Le récit performatif lié au mérite est toujours présent. La reconnaissance sociale et professionnelle d'un individu repose encore en grande partie sur son mérite. Cependant, une partie de l'échiquier politique, surtout à gauche, a été influencée par un récit fataliste qui insiste sur la reproduction des inégalités et l'ombre de Pierre Bourdieu.

Il faut cependant réinventer le discours du mérite ne serait-ce que parce que ceux qui n’ont pas réussi à hauteur de leurs attentes pourraient avoir l’impression qu’on les trouve sans mérite. La notion de mérite fait partie du code génétique de la gauche, il faut œuvrer pour la promotion sociale par l'éducation et la mobilité intergénérationnelle. Nous devons encourager l'espoir chez les individus plutôt que la colère, et lutter contre cette logique insurrectionnelle qui met à bas la volonté de changement inspirationnelle.

Je souhaiterais vous partager une étude réalisée par trois économistes qui montre qu'en demandant à des jeunes de milieux modestes et à d'autres de niveaux scolaires équivalents de se classer par ambition, les premiers se sous-estiment souvent. Néanmoins, lorsqu'ils sont informés de leur véritable classement, ils affichent les mêmes aspirations que leurs pairs venant de milieux plus favorisés.

Je le dis et le répète : les jeunes ne sont pas l’armée de réserve de la colère sociale. Il est temps de réinventer un discours méritocratique réaliste qui mise sur l'intelligence et les capacités des citoyens.


Une responsabilité pleine et entière de nos choix ?


Pouvez-vous revenir sur la démagogie cognitive que vous avez théorisée, ou ces propositions intellectuelles très attractives qui oscillent entre le vraisemblable et le vrai et qui allument les zones les moins honorables de notre esprit, en opérant une confusion mentale entre corrélation et causalité ?

Gérald Bronner. La démagogie cognitive se réfère à des propositions intellectuelles qui vont dans le sens de nos intuitions. Par exemple, si nous observons un épisode de froid inhabituel pendant deux semaines, certaines personnes remettent immédiatement en question l'existence du réchauffement climatique, même si cela ne reflète pas la tendance à long terme établie par la science.

Ce phénomène illustre le biais de confirmation, où l'on accorde trop d'importance aux informations qui soutiennent nos croyances existantes, ignorant ou minimisant les preuves contraires. De même, le biais de division complique la résolution de problèmes complexes en fragmentant leur analyse, ce qui entrave souvent la recherche de solutions globales et logiques.

Il est essentiel de filtrer et de vérifier les informations pour éviter la propagation de fausses affirmations, un rôle fondamental qui incombe également aux journalistes dans leur mission : fournir une information vérifiée et juste.


Vous avez rédigé un ouvrage intitulé La démocratie des crédules. Dans cet essai, vous mettez en lumière un paradoxe, alors que nous disposons aujourd’hui de la plus grande masse d’information jamais accumulée, les croyances et les théories du complot prennent le pas sur le discours scientifique et méthodique. Comment expliquez-vous que les croyances l’emportent encore sur la connaissance lorsque l’on se rapporte en particulier à la chose électorale ?

Gérald Bronner. La croyance a des avantages concurrentiels qu’elle n’avait pas auparavant sur le marché cognitif. L’une des variables les plus notables qui nous ramène à la question de la démocratisation de la démocratie porte sur l'influence des super-diffuseurs d'information tels que les 1% de comptes Facebook qui génèrent 33% des contenus disponibles, souvent parmi les plus radicaux de nos citoyens.

Il existe une asymétrie de motivation où les individus crédules, surtout lorsqu'ils adoptent des positions radicales, sont souvent plus engagés que les autres. Deuxièmement, il y a une algorithmisation de l’attention fondée sur l’économie de l’attention, qui favorise le goût pour la conflictualité, la peur, la colère, la sexualité qui sont des hameçons attentionnels.

Sur un marché dérégulé de l'information, les informations qui confirment nos attentes intuitives se propagent plus rapidement. Cela met en lumière une réalité surprenante : l'espoir de la démocratie n'est pas sélectionné en fonction de la rationalité, mais plutôt en fonction de la satisfaction intellectuelle que procurent ces représentations du monde et ces discours percutants.

En outre, les électeurs ne votent pas en examinant minutieusement les programmes des candidats. La démocratie est parfois fantasmée, et le vote souvent influencé par le capital sympathie d'une personnalité politique. Les motivations affectives jouent un rôle important, car le vote peut être utilisé pour punir ou pour exprimer une protestation. Le progressisme universaliste manque sans doute de récits collectifs pour soutenir son action. Où est passé le mythe du progrès ? Il semble que la croyance dans le progrès ait laissé place à l’innovation sur le court terme.


Vous notez un fait très intéressant, la crédulité ne diminue pas avec le niveau d’éducation, bien au contraire. Les biais, notamment le biais de confirmation, sont aussi vieux que l’histoire de l’humanité, comment agissent-ils sur le débat public aujourd’hui ?

Gérald Bronner. Nous sommes tous sujets aux biais de confirmation, aux préférences morales ou politiques qui nous poussent à croire et rechercher plus facilement des informations qui confirment nos croyances ou nos indignations. Résister à ces tendances et à nos jugements hâtifs est un défi constant. Bien que nous soyons tous potentiellement crédules, notre propension varie. Le test CRT, qui mesure la fluence cognitive ou autrement dit notre tendance à nous abandonner à nos intuitions intellectuelles, révèle que les personnes ayant un faible score sont plus enclines à adopter une pensée rapide et à croire aux fausses informations, phénomène connu sous le nom de "lazy thinking" ou "d’avarice cognitive".

Les conditions sociales et la saturation d'information peuvent diminuer notre vigilance. Heureusement, on peut jouer sur cette variable en stimulant la pensée analytique grâce à une révolution pédagogique accessible à tous les niveaux et à tous les âges. Cette approche permet de renforcer notre capacité à discriminer le vrai du faux en cultivant notre vigilance intellectuelle.

L'éducation populaire doit être au centre de la politique pour ne pas abandonner les individus les plus modestes à une irrationalité croissante. C'est une vraie politique de gauche qui vise à doter tous les citoyens des compétences intellectuelles nécessaires pour participer pleinement à la démocratie et à la société moderne.


Ceux que vous appelez les médiateurs et raffineurs des opinions publiques jouent un rôle conséquent et permanent dans la diffusion d’informations conflictuelles qui provoquent l’indignation et la polarisation affective. A cela s’ajoute la frénésie des réseaux sociaux sur lesquels les informations ne sont plus hiérarchisées, conduisant à ce que vous appelez un relativisme des idées. Comment apprécier les médias qui promeuvent les réactions plutôt que les idées ou les opinions, au profit de la croissance du populisme ?

Gérald Bronner. L'offre médiatique est largement influencée par la demande perçue, souvent pour des raisons de survie économique, une grande partie des revenus publicitaires autrefois alloués aux journaux traditionnels étant captée par les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. Cette évolution a exacerbé la crise du recrutement des journalistes, qui sont désormais évalués en partie en fonction de leur succès numérique, particulièrement sur des sujets liés à la conflictualité, la colère et la peur.

Les faits divers, autrefois marginaux dans les journaux, sont désormais traités de manière quotidienne par les médias. Cette diffusion massive contribue à une situation où l'intention de faire le bien ("je vois le bien, je veux le faire") se transforme parfois en une réalité paradoxale où les conséquences peuvent être contraires ("je fais le mal").

Même s’il existe des effets de boucles rétroactives : exposer l'opinion publique peut influencer la tendance future de cette opinion. L'usage croissant et parfois excessif des sondages interroge également. Dans les démocraties contemporaines, le peuple est devenu un personnage mythologique de la politique. Raison pour laquelle il est toujours intéressant d'avoir une photographie de l’opinion des citoyens, mais indexer une politique sur ces sondages par dizaines est une illustration de l’offre politique atrophiée par la demande intéressée, soit des gains à court terme.


Une lueur d’espoir pour la fin. Comment soigner la démocratie française ?


Le mécanisme de la polémique consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent, et à refuser de le voir. Camus disait à ce propos “celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire, et de quelle manière". Comment dépassionner le débat public pour retrouver l’art de la nuance, à l’heure où l’on semble ne plus pouvoir se parler sans s’ostraciser ? Comment préserver, au milieu de toute cette violence, un espace de discussion loyal ?

Gérald Bronner. Je crois profondément en l'intelligence individuelle et collective comme fondement de notre espoir commun. La défense de la rationalité est probablement le fondement d’un nouveau narratif politique possible. Récemment, il a semblé être instrumentalisé par le Président de la République pour polariser le débat contre le Rassemblement National.

Il faut et faudra travailler très en amont avec des individus qui ont des ambitions, une fermeté morale face aux tempêtes et un courage de long terme. Je crains que nous devions passer par des tourments, et si par malheur cela arrivait, il faudrait que les individus se préparent immédiatement pour l’après. Après chaque traumatisme de l'histoire, il survient un bref moment de grâce qu'il serait tragique de laisser passer. J'espère sincèrement que nous n'en arriverons pas là.



Interview réalisée par Amandine ROGEON et Antoine Glasser

(1) Gérald Bronner est Professeur de sociologie à l'Université Paris-Diderot, membre de l'Académie des technologies et membre de l'Académie nationale de Médecine. Il travaille sur les croyances collectives, les erreurs de raisonnement et leurs conséquences sociales. Il a publié plusieurs ouvrages sur ces questions dont L'empire des croyances (Puf, Paris, 2003) couronné d'un prix par l'Académie des Sciences Morales et Politiques, La pensée extrême (Denoël,Paris, 2009) pour lequel il a reçu le prestigieux prix européen des sciences sociales d'Amalfi et, plus récemment, L'inquiétant principe de précaution (avec E. Géhin, Puf, Paris, 2010) et The Future Of Collective Beliefs (Bardwell, Oxford, 2011). Son dernier livre La démocratie des crédules a été couronné de trois prix : Le prix de la Revue des Deux Mondes, Le prix Sophie Barluet (CNL) et le prix Procope des Lumière.
Il a, en outre, reçu en 2013 le prix de l'Union Rationaliste pour l'ensemble de son travail.
Il a publié plus de nombreux articles dans des revues scientifiques internationales et collabore régulièrement avec des revues grand public (Pour la science, Le Point, Cerveau, Psicologia Contemporanea…).