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Pourquoi la disparition de la clause de la nation la plus favorisée menace l’ordre commercial mondial ?

Il y a des piliers que l’on pensait éternels, tant ils sont ancrés dans l’architecture du monde moderne, et puis un jour la réalité nous rattrape. La clause de la nation la plus favorisée est de ceux-là. Inscrite dès 1947 à l’article premier du GATT(1), puis consacrée par l’Organisation mondiale du commerce, elle est la matrice silencieuse d’un ordre international qui privilégiait l’équité sur la loi du plus fort. Cette clause a contribué à pacifier les relations commerciales, à renforcer la coopération internationale et à fournir un cadre stable pour la mondialisation des échanges. Elle a été fondamentale pour la reconstruction de notre monde au lendemain de la seconde guerre mondiale.

La clause de la nation la plus favorisée pour le mouvement Les Voies

Pour le mouvement Les Voies cette clause est fondamentale. Elle est à la fois la boussole qui dirige chacune de nos notes de réflexion et la raison d’être de notre collectif(2). Pourquoi ? Parce que la clause de la nation la plus favorisée incarne l’idéal d’un droit qui se transforme en une solidarité fondée sur la réciprocité, en abandonnant la logique de domination d’un Etat sur l’autre, qui prévalait jusqu’alors.

En pratique, cela se traduit au sein de nos travaux par l'identification des meilleures politiques sociales, économiques ou environnementales à l’échelle européenne, dont nous nous inspirons dans l’objectif de faire progresser les droits de toutes les Françaises et de tous les Français. À l’image de ce qu’il représente dans le commerce international, si un droit synonyme de progrès social est possible quelque part, alors il doit devenir exigible partout. Ce n’est autre qu’une conception ambitieuse et surtout généreuse du droit, comme ferment de justice pour tous.

La non-discrimination comme condition de paix économique ?

La clause de la nation la plus favorisée qui exige que tout avantage commercial octroyé à un pays soit étendu à tous les autres membres de l’OMC incarne une idée très simple : la non-discrimination comme condition de paix économique. Pendant plus de soixante-dix ans elle fut la clef de voûte d’un multilatéralisme, peut-être imparfait, mais porteur d’une ambition progressiste qui supprimait les volontés hégémoniques.

Sauf que depuis 2016, l’administration Trump a infligé des blessures profondes à l’OMC(3), comme au multilatéralisme, via une succession de décisions unilatérales. Qu’il s’agisse de l’imposition de droits de douane massifs sur l’acier et l’aluminium, ou encore de la remise en cause du rôle du mécanisme de règlement des différends, comme de l’introduction d’une logique transactionnelle fondée sur des rapports de force bilatéraux(4).

Le nouvel ordre commercial à l'échelle mondiale

Le 2 avril 2025, cette lente agonie a pris une tournure brutale mais aussi inattendue de par son ampleur. Lors de son discours du Liberation Day(5), Donald Trump a fièrement annoncé au monde les grandes orientations de sa politique commerciale en matière de barrières douanières. Un tarif douanier plancher de 10 % sur l’ensemble des importations, auquel se sont ajoutés pêle-mêle des soit-disant "droits de réciprocité", petite création d'un exécutif américain visant à moduler les taxes selon des injustices perçues, telles que des régimes fiscaux jugés défavorables ou des décisions de politiques nationales considérées comme contraires aux intérêts américains. Le taux général et variable de ces droits dits réciproques marque surtout la volonté explicite d’un rééquilibrage des échanges internationaux sans logique aucune, dans le but de profiter uniquement aux exportations américaines, au détriment du monde. Il s’agit donc purement et simplement d’un acte de vandalisme juridique, politique et économique.

Ce basculement dans un unilatéralisme tarifaire revendiqué comme socle de programme du pouvoir despotique Trumpiste pourrait marquer la disparition de la clause de la nation la plus favorisée. Aujourd’hui c’est l’idée d’un ordre commercial fondé sur le droit qui vacille et qui donne lieu à des incertitudes pour les investisseurs, au travers de chaînes d’approvisionnement disloquées et d’une inflation qui pourrait emporter nos entreprises, nos salariés, nos agriculteurs et nos consommateurs citoyens.

Les différentes études menées par la Banque mondiale(6) et le Center for Economic Policy Research(7) en 2024 confirment que les cycles de mesures tarifaires enclenchées par Trump depuis 2016 ont entraîné une perte de croissance cumulée de 0,7 à 1,2 % du PIB mondial.

Le commerce comme instrument de progrès

Il nous faut prendre acte de ce nouvel ordre à l’échelle des Etats membres et de l’Union européenne pour repenser en profondeur le rôle du commerce international à l’ère des transitions écologiques et sociales. L’Union européenne a historiquement porté l’ambition d’un commerce réglementé et responsable. Elle est la première puissance normative au monde à systématiquement intégrer des clauses sociales, climatiques et de bon gouvernement dans ses accords de libre-échange, que ce soit au sein des accords UE-Corée, comme des accords UE-Mercosur dans leurs versions négociées(8).

L’Europe est en position de réinventer un multilatéralisme exigeant et fidèle à ses fondements. Elle en a la capacité institutionnelle, économique et diplomatique à la fois. Pour cela, il faut repenser le principe de nation la plus favorisée comme outil d’universalisation des droits. La clause de la nation la plus favorisée doit garantir un accès égal aux marchés, mais aussi l’accès égal aux standards sociaux et environnementaux les plus exigeants au monde. En bref, un véritable levier d’harmonisation vers le haut.

Concrètement, cela impliquerait une réforme de l’OMC en plusieurs volets, la réactivation d’un organe de règlement des différends renforcé et accessible aux acteurs non-étatiques comme les syndicats et les ONG, l’introduction de clauses de conditionnalité sociales et environnementales dans tous les accords commerciaux, et une redéfinition du principe de la nation la plus favorisée pour en faire une clause de progrès au service de tous les citoyens.

L’ouverture d’une conférence internationale sur la refondation du multilatéralisme commercial copilotée par l’OMC, l’OIT (Organisation internationale du travail) et le PNUE (Programme des Nations unies pour l'environnement) permettrait de redéfinir la clause de la nation la plus favorisée en tant que mécanisme de convergence vers les normes les plus ambitieuses en matière de travail, d’environnement et de droits humains.

La France et l’Union européenne doivent initier un nouveau cycle de coopération internationale fondé sur le droit, la responsabilité et la justice sociale car il est plus que temps de rendre au commerce sa vocation première, celle d’un instrument de progrès qui favorise l’innovation et surtout l’émancipation.


(1) Le GATT, ou Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, a été instauré en 1947 à l’initiative des États-Unis, dans le contexte d’après-guerre. Il a constitué, jusqu’en 1995, l’ossature juridique et économique des relations commerciales internationales, avant d’être remplacé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995.

(2) https://lesvoies.fr/raison-etre

(3) https://www.wto.org/french/res_f/booksp_f/00_wtr19_f.pdf

(4) https://www.robert-schuman.eu/questions-d-europe/495-la-politique-commerciale-de-donald-trump-quand-l-hegemon-cesse-d-etre-bienveillant

(5) https://legrandcontinent.eu/fr/2025/04/02/liberation-day-quel-impact-attendre-des-annonces-de-trump-concernant-les-droits-de-douane/

(6) https://www.banquemondiale.org/fr/publication/global-economic-prospects

(7) https://cepr.org/

(8) même si ces clauses nécessitent d’être revues et améliorées.