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Nucléaire, climat, souveraineté : Anne Lauvergeon alerte sur les dérives de la politique énergétique européenne

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Dans cette interview exclusive pour Les Voies, Anne Lauvergeon, ancienne présidente d’Areva, ancienne “sherpa” du président François Mitterrand, présidente d'ALP, une société d'investissements et de conseil, membre de plusieurs conseils stratégiques internationaux, et autrice de plusieurs ouvrages dont Un secret si bien gardé, livre une analyse lucide et engagée sur la politique énergétique de la France et de l’Europe. À travers une vision de long terme, elle plaide pour une réconciliation entre cohérence industrielle, exigence climatique et souveraineté énergétique.


Votre dernier ouvrage, Un secret si bien gardé, explore les failles de la stratégie énergétique européenne. Alors que la crise ukrainienne, les tensions autour du gaz russe et les décisions controversées en Allemagne ou au Royaume-Uni ont mis en lumière la vulnérabilité du continent, vous soulignez un “secret” ignoré ou volontairement occulté. De quoi s’agit-il ?

Anne Lauvergeon. Le secret, c’est à quel point la politique énergétique européenne a été construite sans véritable stratégie. Pendant que la Chine, les États-Unis ou l’Inde considéraient l’énergie comme une priorité nationale, nous l’avons traitée ici, en Europe, comme une variable d’ajustement politique. Nous avons calqué nos modèles sur deux récits dominants : le modèle britannique, fondé sur la concurrence pure, qui a conduit à l’effondrement de toute production nationale ; et le modèle allemand, porté par un imaginaire très séduisant autour des énergies renouvelables, mais dont l’intermittence a imposé un recours massif au charbon ou au gaz russe.Pendant ce temps, le modèle français, pourtant fondé historiquement sur un mix décarboné associant hydraulique et nucléaire, a été qualifié de dépassé, attaqué sans relâche. On a cessé d’investir, voulu fermer des réacteurs avant de changer d’avis. Or, l’énergie est une industrie de temps long. On ne peut pas changer de cap tous les cinq ans. Il faut de la continuité pour garantir notre indépendance, notre compétitivité, et lutter efficacement contre le changement climatique.


Quelle a été la genèse de ce livre ? Un cri d’alarme ?

Anne Lauvergeon. Il est né d’un sentiment d’urgence. On prend des décisions à des centaines de milliards d’euros, comme dans la PPE (ndlr « programmation pluriannuelle de l'énergie »), sans même réaliser d’étude d’impact. Ce n’est pas sérieux. Ce manque de pilotage stratégique est d’autant plus inquiétant qu’il s’appuie sur une méconnaissance – parfois volontaire – des enjeux. Il y a une responsabilité de la haute fonction publique, et aussi un mimétisme avec certains choix allemands très politisés, notamment sous l’influence des Verts. Se taire, c’est être co-responsable.


L’évaluation des politiques publiques est en effet une clé essentielle de l’élaboration de politiques publiques efficaces, et soutenues par les citoyens (voir notre note récente sur ce sujet). Avec le recul, quel regard portez-vous sur l’impact des choix énergétiques pris en France ces dernières années ?

Anne Lauvergeon. On ne se rend pas compte à quel point nous sommes devenus dépendants des États-Unis pour notre énergie. L’Inflation Reduction Act est un modèle de pragmatisme : Biden a combiné énergies fossiles bon marché et subventions massives aux technologies bas carbone. Il n’y a pas d’idéologie, juste une logique d’efficacité. En Europe, on fait l’inverse. On interdit la production de gaz de schiste et l’importation de gaz russe, on refuse toute R&D dans ce domaine, et on importe du gaz américain… issu du schiste. Non seulement, ce n’est pas rationnel, mais c’est aussi trois à quatre fois plus cher. On se prive de leviers essentiels alors qu’on n’est responsables que de 9 % des émissions mondiales. Et dans le même temps, on continue à réglementer comme si on pouvait tout résoudre seuls.


Quelles politiques européennes vous semblent les plus inspirantes pour conjuguer transition écologique et compétitivité ?

Anne Lauvergeon. Si l’on regarde du côté des pays scandinaves ou de la Suisse, on voit des modèles qui fonctionnent : ils s’appuient sur un mélange équilibré entre énergies renouvelables, hydraulique et nucléaire, et cela leur permet d’avoir une électricité à la fois propre et bon marché. Ils utilisent ce qu’ils ont de manière pragmatique, sans se laisser entraîner dans des effets de mode ou des choix idéologiques.

En France, on a un vrai atout : notre parc nucléaire. Mais au lieu de l’entretenir et de le faire tourner à plein régime, on le freine. Pire encore, on complique les choses avec des mécanismes comme le Versement Universel Nucléaire (VUN), qui fixe des prix de l’électricité bien trop élevés – entre 70 et 110 euros le mégawattheure – ce qui pénalise nos entreprises face à la concurrence internationale. Cela n’encourage ni EDF à produire davantage, ni les industriels à signer des contrats avec elle puisqu’on leur demande de payer une avance-en tête (une forme d'acompte) très désincitative .

Parallèlement, on nous présente la PPE3 dans laquelle il est proposé d’investir dans à peu près tout : vingt fois plus d’éolien off shore, deux fois plus d’éolien terrestre, de nouveaux réacteurs nucléaires - qu’il faut par ailleurs démarrer tout de suite alors que nous sommes dans un pays qui fait face à de graves problèmes financiers.

Plutôt que de vouloir tout faire en même temps, il serait plus logique de commencer par optimiser ce que l’on a déjà. C’est une question de bon sens : investir dans l’existant, produire plus d’électricité décarbonée à un coût raisonnable, et redevenir compétitifs.


Alors que les dernières élections européennes ont vu une poussée significative des partis anti-européens et que les institutions communautaires sont accusées d’une technocratie excessive, quel regard portez-vous sur l’évolution du projet européen, vous qui avez été au cœur de sa construction aux côtés de François Mitterrand ? Peut-on encore croire à une Europe stratégique, industrielle et souveraine ?

Anne Lauvergeon. Je suis profondément préoccupée par la montée des extrêmes et des mouvements anti-européens dans de nombreux pays. L’Europe, autrefois synonyme d’espoir et de progrès, semble aujourd’hui davantage perçue comme un carcan normatif qu’un projet mobilisateur. Elle régule beaucoup, parfois mal, et impose des règles qui ne tiennent pas toujours compte des réalités économiques ou industrielles. Cette Europe-là ne fait plus rêver.

Il faudrait retrouver l’élan du projet initial : une Europe qui protège, qui investit dans la science, l’innovation, l’énergie – et qui fait confiance à ses citoyens et à ses entreprises. À ce titre, j’ai souvent cité la loi italienne de 2005, qui interdit de sur transposer les directives européennes sauf exception justifiée. C’est une façon de dire : stop à la complexité inutile. En France, on a tendance à rajouter des couches réglementaires sans se demander si elles sont utiles ou efficaces. Or, une norme mal conçue peut devenir un vrai frein. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une Europe plus agile, plus pragmatique, qui mise sur la responsabilité et l’intelligence collective plutôt que sur la méfiance et la sur-réglementation.


Un dernier mot pour Les Voies ?

Anne Lauvergeon. Le mouvement Les Voies porte une responsabilité précieuse dans le paysage actuel : celle de réinjecter du sens, du long terme et de la réflexion dans le débat public. Vous avez déjà une force singulière – notamment le fait que votre bureau soit composé de nombreuses femmes leaders. C’est un levier puissant. Car la diversité n’est pas un symbole, c’est un moteur de performance et d’intelligence collective. À vous de faire émerger un nouveau style d’action politique, plus ouvert, plus exigeant, plus incarné.

Et surtout, il est temps de lancer un vrai débat sur l’énergie ! Un débat lucide, pragmatique, débarrassé des dogmes. L’énergie est un enjeu vital de souveraineté, de compétitivité et de climat. Comme le disait François Mitterrand, une petite masse lancée à grande vitesse peut générer une énergie immense. Les Voies peut être cette force d’impulsion.


Interview réalisée par Claire Scharwatt et Corentin Durand